6- Le blé en herbe. 1950-1954.

LE BLE EN HERBE

1950-1954.

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En 1951, j'entrai en seconde. Cette classe allait marquer un tournant. J'avais en réalité seize ans. Mon nouveau professeur de français et latin, monsieur Lotholary, était un agrégé de lettre qui ne s'en laissait pas compter. Une autorité naturelle qui imposait le respect et annihilait toute possibilité de chahut. De plus il était intéressant. Je commençais à écouter. Un début de changement; Cela ne m'empêchait pas de continuer à avoir de mauvaises notes car je n'avais manifestement pas le niveau. En classe de math, je découvrais la géométrie dans l'espace qui me fascinait – cela correspondait sans doute à ma mémoire visuelle - alors que j'étais nul en algèbre. Les sciences naturelles aussi me plaisaient.

Ce fut l'année où je découvris la musique. Entre midi et deux heures, tous les vendredis, un jeune professeur nous faisait découvrir les joies de la musique sur les premiers disques vinyles. Il nous apprenait à comparer le même morceau joué par plusieurs interprètes. A exprimer notre sentiment. Il nous fit comprendre l'évolution de la musique du dix-huitième au dix-neuvième siècle. Il nous fit découvrir le romantisme. J'entrais dans un monde nouveau.



1952.Cette découverte de la musique allait se complétée une année plus tard par nos réveils en musique au collège de Juilly où j'allais être- pensionnaire. Car monsieur Lortholary qui était mon professeur principal, s'était opposé à mon passage en première estimant sans doute avec quelques raisons que je n'avais pas le niveau. S'en était ensuivi un certain nombre de discussions sur mon avenir. Un psychologue –malin- avait conseillé de m'orienter vers le dessin technique puisque je savais dessiner. Il confondait dessin de création avec représentation technique. Encore un nul. Un autre conseilla Maman à me changer d'établissement et de cadre pédagogique, la persuadant que je pouvais évoluer. Celui là avait raison et ce fut fait. Il fut décidé que je serai pensionnaire mais qu'auparavant il me faudrait suivre un cours de rattrapage.

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C'est au début de cet été 1952, le 2 juillet, que grand-mère Fauvel décéda. Celle que j'allais voir régulièrement dans son couvent de la rue Méchain. Elle avait 91 ans. Elle était sans doute à l'époque la seule personne avec laquelle il m'arrivait de converser. Nous jouions aux cartes, le plus souvent à la "Crapette". Je n'avais pas compris qu'elle pouvait disparaitre. Je voulais la voir. Maman était restée dans son petit salon et j'entrai dans sa chambre où elle était étendue pale, cireuse et immobile. C'était la première fois que je voyais un mort. J'étais assez paralysé. Je n'ai pu l'embrasser. Je lui ai simplement touché le nez. Il était froid, glacé. Je m'en retournais vivement dans le petit salon avec les vivants. Je m'en voulus longtemps de cette paralysie.

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Nous étions à Verdelais quand mon frère Louis me proposa de me montrer son hôpital à Bordeaux. Il finissait alors ses études de médecine dans le cadre du Service de Santé Navale. Ce fut une découverte et l'expérience me marquât. C'était un service de chirurgie. Il me fit enfiler une blouse blanche et m'installât dans une coupole en verre qui surplombait la salle d'opération. J'avais compris qu'il s'agissait d'une ablation de vésicule biliaire ou de quelque chose d'approchant. Je ne savais même pas où se trouvait cette vésicule. En dessous s'affairaient des personnages vêtus de blanc, encagoulés, autour d'un tout petit espace sanguinolent où je ne distinguais rien d'intelligible. Il y avait de brèves exclamations, des changements de position des intervenants. Je ne comprenais rien, mais j'étais fasciné par le spectacle et la mise en scène. A coté de moi se tenaient des étudiants, futurs médecins. L'un d'eux me demanda en quelle année j'étais. Je lui répondis : En seconde. Il me regarda avec admiration pensant que j'étais en seconde année de médecine et que j'étais bien jeune. Je n'eus pas le courage de le détromper.


LouisA la fin de l'intervention Louis vint me chercher pour assister à la consultation. Je regardais passer les patients qui avaient été opérés, qui avaient un plâtre. Jusque là cela allait bien. Puis arriva un malheureux qui avait un énorme panaris. Le doigt gros comme une courgette blanc-violacée. Le médecin me demanda alors de lui tenir le poignet pendant qu'il incisait l'abcès. Ce fut à peine si je vis le pus s'écouler que je tombais dans les pommes et m'écroulait. Des infirmières accoururent, on me mit dehors où je retrouvais mes esprits. Louis arriva et se moqua de moi. J'étais furieux mais décidé à devenir médecin si je le pouvais.
                                                       
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Bertranon.
A l'Ecole de Santé Navale de Bordeaux, avec son bel uniforme blanc, Louis était la coqueluche de toutes ces demoiselles bordelaises. C'est ainsi que nous fîmes connaissance de celles qui habitait le château de Bertranon, sur la route de Cadillac. Très vite cela devint un de nos points de ralliement. Chaque année, la fille de la maison, Jacqueline Chaumette, y organisait une garden-partie avec des concours et des jeux, pour les plus jeunes comme pour les plus âgés, assortis de lots ou de trophées dans uns ambiance bon enfant. Puis vint l'organisation annuelle d'une petite pièce théâtrale. Cela dura quatre ou cinq ans, au début des années cinquante. C'était en général des opérettes des années trente ou quarante dont les livrets étaient simplistes mais dont les thèmes musicaux étaient suffisamment entrainants pour devenir les rengaines de l'été


[*].
C'était "l'oncle Ga" qui créait le fond musical au piano. C'était un pianiste de "caf-conç" qui jouait habituellement dans les bistrots et autres lieux du même acabit. Il était capable de jouer toute la nuit, ce qu'il fit un jour où il y eut une panne d'électricité et où il remplaça le tourne-disque jusqu'au petit matin. J'ai appris bien plus tard qu'il avait fini par avoir des ennuis avec la justice pour une obscure histoire de mœurs. Pour nous il resta un merveilleux boute en train musical.

Le début des vacances était consacré d'abord à la répartition des rôles. J'entendais les disputes autour des premiers rôles qui étaient dévolus aux ainés. Je sentais venir ces petites querelles d'amour propre rituelles. Pour les plus jeunes, on nous trouvait toujours des petits rôles secondaires mais qui nous tenaient à cœur. Venaient ensuite les répétitions sous la houlette de Jacqueline Chaumette qui s'improvisait metteur en scène. Cela se passait dans la pénombre du château dont les volets étaient moitiés fermés pour éviter la chaleur du cagnard. Parfois elles étaient interrompues pour un aller et retour et une baignade à la Garonne qui était à deux pas. Et les répétitions reprenaient. Et puis il fallait préparer les déguisements. Retrouver dans les malles de vieilles défroques du début des années trente, des chapeaux melons ou des coiffures extravagantes pour les femmes. Plus c'était outré, plus c'était drôle. Affublé de mon costume, je me sentais habité de mon personnage, et j'oubliais ma timidité. C'était magique.

Venait alors le jour de la fête. En début d'après midi, on jouait "la générale", dernière répétition en costume avant celle du soir. Y étaient invitées les vielles dames, les personnes âgées et ceux qui voulaient se coucher tôt. Cela se déroulait dans le hall d'entrée du château de Bertranon, devant l'escalier d'honneur, volets fermés. Nous étions tous excités. Bien entendu, il y avait des cris, des colères contre ceux qui étaient en retard ou qui ne retrouvaient plus un accessoire, une canne, un chapeau. C'était la fébrilité des instants avant-coureurs. Puis commençait la pièce et tout se déroulait comme prévu, un miracle.
Plume au vent, Bertranon. C'est moi qui aie la casquette.
On recommençait le soir. Cette fois la salle était comble. Tous les amis des environs avaient été invités. Il en venait de Bordeaux ou encore de la Chalosse, à la limite du Gers que connaissait bien Jacques. Je redoutais et souhaitais les trois coups fatidiques de l'ouverture. Il ni avait pas de rideau. On allumait simplement les lumières et quelques projecteurs plus ou moins bricolés. Sur l'escalier, en coulisse, nous guettions les rires, l'atmosphère, mais aussi les trous de mémoire inévitables rattrapés par Jacqueline Chaumette qui soufflait à mi-voix. Nous reprenions en chœur les airs musicaux les plus entrainants. Puis venait mon tour, rarement pour plus de deux ou trois répliques, mais cela suffisait pour me donner une importance de quelques instants. Surtout si après la pièce, quelques compliments bienveillants venaient confirmer mes qualités d'acteur.

La fête se poursuivait par un buffet, puis par une soirée dansante qui se finissait aux aurores pour les ainés. Au début, les plus jeunes devaient rentrer toujours trop tôt. Quitter la fête était un arrachement que nous tentions de repousser le plus tard possible. Les années passant, je pus rester comme les ainés jusqu'au lever du jour. C'est là que j'appris à danser. C'est là que je connus mes premiers émois sentimentaux. Au début nous apprenions des danses compliquées comme le Quadrille des Lanciers. Les couples se croisaient en se saluant très bas puis s'échangeaient au son d'une musique un rien militaire, début de siècle. Cela tenait du ballet, c'était très joli, suranné mais joyeux et amusant. On m'apprit aussi la polka que j'adorais, puis la valse. Ce ne sera que plus tard que vinrent les danses modernes de l'époque : le pasodoble, le tango. J'étais déjà peu doué, le swing ou le be-bop étaient trop rapide et je préférais le slow. C'était Suzanne Aron qui avait quatre ou cinq ans de plus que moi qui entreprit de m'apprendre avec patience les différents pas.

Je lui étais reconnaissant de me sortir de mon quant-à-soi et un tantinet amoureux sans vouloir me l'avouer. Qu'est ce que j'en savais ? Je la collais un peux. J'avais quoi, quatorze-quinze ans. Mais elle, elle avait les attirances de son âge. Je me souviens l'avoir suivie jusque dans les ombres des chais du château, à peine éclairés par son portail entrouvert, où elle avait retrouvé un de ses amoureux du moment. Je me souviens de cet instant et du pincement au cœur. Jalousie ? Je n'y connaissais vraiment rien. Mais ces premiers émois faisaient de ces fêtes estivales de Bertranon de merveilleux moments de découverte et de bonheur.


* Et bien sur le petit abbé sélectionna les deux acteurs principaux parmi ses anciens complices. Nous eûmes des heures de répétition avec le prof de math au piano dans ce petit théâtre que nous connaissions si bien. Il nous fallait déjà apprendre les airs. Offenbach n'est pas si facile. Ensuite il nous obligea à parler distinctement car ce sont les paroles qui sont drôles. Après c'était la mise en scène qui devait déclencher les rires, ce fut l'œuvre de l'abbé. Les costumes étaient faciles. Nous nous sommes bien amusés, y compris le prof de math qui s'était piqué au jeu. Le jour de la fête, la scénette eut un franc succès du à la bouffonnerie du texte autant que de la mise en scène. Il parait que même le directeur du collège, un Oratorien philosophe au visage sévère, esquissa un sourire et des applaudissements. De mon coté j'avoue que j'y pris du plaisir.

                                                                                   ***    
Le collège de Juilly.

 
Il avait donc été décidé que, pour me tirer de mon échec scolaire, j'allais suivre pendant le mois d'aout un cours de rattrapage dans un collège au nord de Paris, le collège de Juilly tenu par des Oratoriens. J'imagine après coup, ce que cela a du couter à Maman et je suis persuadé qu'elle fut aidée par les ainés, Jean Sentilhes ou Jean Bruley. J'étais d'accord et je m'y suis bien intégré. Je découvrais un cadre structuré, une autre pédagogie et un discipline toute à fait nouvelle. Au point qu'à la fin de l'été, après quelques progrès, le collège proposa à maman de me garder pour l'année suivante avec une bourse. Ce fut accepté.


Tous les dimanches soir j'allais prendre mon autocar à la porte de la Villette pour arriver en pleine nuit dans les hauts murs du Collège. Réveil à six heures avec une heure d'étude avant le début des cours. Coucher à neuf heures, une demi-heure de lecture au lit. Nous avions d'immenses dortoirs de trente ou quarante lits à l'entrée duquel se trouvait la chambre du surveillant qui n'était délimitée que par des rideaux. C'était l'abbé Larralde, un petit béarnais râblé, tout jeune, astucieux et peu conformiste. Il avait décidé de nous réveiller le matin en musique. Et chaque matin nous avions droit à un compositeur différent, au début à faible volume, puis de plus en plus fort jusqu'au lever. J'adorais ces petits levers en musique qui complétait mon initiation précédente.

Coté scolaire, je fis indéniablement quelques progrès. De nul, j'arrivais péniblement à me hisser à peu près à la moyenne. La pente était rude. Arrivé au Bac je fus collé de peu de points mais collé quand même. Je passais en septembre avec une petite mention qui me valut d'être repris au Lycée pour la terminale.

A Juilly, je m'étais fait quelques copains. Le plus proche était Claude Lespinasse que tout le monde connut plus tard sous son nom d'acteur : Claude Brasseur. Il voyait peu son père et n'en parlait jamais. Ce n'est que plus tard que je découvris qui était son père, Pierre Brasseur. Sa passion était à l'époque de faire voler en rond des petits avions miniatures à moteur à essence que l'on maintenait au bout d'un câble. Il m'entraina deux trois fois à la porte de Saint Cloud où se trouvait son club.

C'est avec lui - et un autre camarade dont j'ai oublié le nom - et avec notre petit abbé Larralde que nous fîmes notre meilleur coup. C'est l'abbé qui nous avait suggéré l'idée. Il était manifestement agacé par une certaine pompe qui régnait aux offices dans la chapelle. Depuis quinze jours nous préparions notre projet. Nous avions fait nos travaux de reconnaissance. Une nuit, il nous réveilla quand tout le collège dormait. Furtivement, à la lumière de nos lampes de poches, nous dirigeâmes dans le noir des couloirs vers la chapelle. Elle nous paraissait immense éclairée par nos seules petites loupiotes. Le but était de subtiliser le drapeau du collège qui trônait dans le cœur pour le cacher dans les combles du théâtre. Après l'avoir roulé dans un drap pour ne pas l'abîmer, il nous restait, à travers d'autres couloirs touts aussi sinistres, à aller jusqu'au petit théâtre. Et dans ses coulisses qui nous paraissaient fantasmagoriques sous nos lumières mouvantes, il nous fallut trouver une cache qui ne soit pas découverte trop vite. Puis regagner à travers ces couloirs sans fin nos lits sans réveiller les camarades du dortoir. Le sommeil qui suivit fut surement agité.

Ce n'est que vers midi que la rumeur couru que le drapeau du collège avait été volé. Aussitôt la même rumeur affirma que c'était un drapeau d'une valeur inestimable, que les franges et les broderies étaient en or pur, que c'était un vestige de la guerre de 1914 quand les Allemands étaient arrivés aux portes de Paris. Bref, c'était une affaire d'Etat ! Nous commencions à avoir un peu peur et nous nous demandions si nous n'avions pas commis une erreur impardonnable.

Le lendemain, ce fut pire, quand nous vîmes arriver la gendarmerie, les képis enquêter et interroger à tout va. L'abbé Larralde nous réunit discrètement et nous et nous convainquit qu'il fallait mettre un terme à cette menace disproportionnée. Dés le soir, nous nous assurâmes que les gendarmes avaient pliés bagages. Et la même nuit, nous refîmes le chemin en sens inverse, aller chercher le drapeau dans les coulisses et les toiles d'araignées du théâtre, gagner la chapelle et ses hautes voutes glacées, replacer le drapeau dans son fourreau et regagner à pas de loup nos pénates dans le dortoir. Nous étions cette fois-ci morts de peur, persuadés que si on nous découvrait, nous finirions la nuit en prison. La nuit fut peuplée de cauchemars. A l'office, au petit matin, le drapeau trônait dans le cœur, auréolé de sa gloire toute récente. Le père supérieur fit une brève remarque sur ce retour inopiné qu'il attribua au ciel. Il n'était pas dupe. Il avait bien compris qu'il s'agissait d'une blague – de mauvais gout – mais qui ne justifiait pas les foudres de la police et de la justice. L'affaire fut donc apparemment enterrée. Nous ne sûmes jamais s'il avait deviné les auteurs de ce canular. Je ne crois pas avoir jamais raconté la chose à ma mère.

Au troisième trimestre était prévue la fête du collège. Chaque classe devait produire sa scénette. Les premières et les terminales étaient les plus élaborées. C'est le professeur de mathématique qui s'en chargea pour les premières. Avec l'aide de l'abbé Larralde - encore lui – qui la trouvait tordante le choix se fit sur une petite opérette d'Offenbach. Les Deux Aveugles.


Juilly, monôme du Bac, 1953.Nous étions les ainés du collège et on nous avait demandé d'accompagner la promenade des plus jeunes des classes de primaire le jeudi. C'étaient de longues promenades sous le ciel d'hiver uniformément gris et désolé de la Brie entre des champs labourés consacrés à la monoculture de la betterave. Je leur racontais parfois des histoires qui faisaient paraitre la promenade moins longue. Je m'étais fait un ami d'un jeune garçon de septième qui trouvait toujours le moyen de me tenir la main. Je me souviens que sa mère était très jolie et que je me débrouillais toujours pour l'accompagner quand elle venait le chercher. A la fin, cette amitié un peu particulière finit par paraitre suspectes à certains. Cela entraina des jalousies que j'étais loin de percevoir. Ce fut l'abbé Laralde qui me prit entre quatre yeux pour tenter de m'expliquer que cela faisait jaser et qu'il fallait que j'interrompe ce favoritisme sous peine de laisser penser à une homosexualité latente. Je tombais des nues; J'ignorais le mot et encore plus sa signification. Je n'ai rien compris. J'ai interrompu toutes mes promenades avec les jeunes classes, la mort dans l'âme, car je me supprimais la possibilité de revoir la jeune mère que je trouvais si belle. Ce ne fut que des années plus tard que je compris la signification de ses insinuations.

Je ne sais ce que devint cet abbé qui durant toute cette année de pensionnat m'accompagnât et qui, sous ses airs malicieux, rieurs et non conformistes, sut me conseiller et m'orienter positivement. Il devait partir l'année suivante pour poursuivre ses études au Vatican ! Mes courriers n'eurent pas de réponse. Il disparu et je n'en ai plus jamais entendu parler. Fut-il même ordonné prêtre ? J'ai toujours eu beaucoup de mal à l'imaginer entrer dans le clergé sans en secouer les rites.

                                                                   ***
Fin juin, madame Chupin nous autorisa Gonzague et moi à passer trois semaines dans la villa que la famille Chupin avait à Saint Lunaire, prés de Dinan. Villa début de siècle typique à mi-distance entre la plage de Longchamp et la pointe du Décollé. Trois semaines de liberté totale. Nous prenions nos repas dans une pension qui ressemblait étrangement à la pension des "Vacances de Mr Hulot" de Jacques Tati. Même bruits de porte, mêmes pensionnaires, mêmes rituels des repas. L'essentiel de nos occupations était la pèche au crabe dans les rochers du Décollé et la voile sur un "Vaurien" qu'il nous fallut remettre en état. Gonzague me fit découvrir la voile, ses plaisirs et ses contraintes, l'exploitation des courants et des marées qui sont particulièrement fortes dans la région de Saint Malo, la découverte des Iles Issambre au large. Il avait ses entrées au Yachting Club. Nous fîmes la connaissance d'une jeune personne, Jacqueline Hodanger. Famille très BCBG. Nous l'emmenâmes en bateau. Elle était un peu farouche et moi je me laissais prendre au piège. Premier amour.

Je passai le reste du mois de juillet à Verdelais, puis dès le premier aout, j'entrai au Collège Fénelon, une "boite à bac" située derrière Saint Augustin. Un mois de pensionnat encore pour obtenir enfin ce fameux diplôme : le Bac avec, s'il vous plait, une mention "assez bien". C'était quasiment inespéré.

Dans mon dortoir je continuais à rêver de la jeune Jacqueline de Saint Lunaire. Nous avions nos adresses respectives. Nous échangeâmes quelques mots et je fus invité par les parents à passer un week-end à Provins où ils avaient leur résidence secondaire. J'arrivais un samedi après midi par un soleil radieux. Une propriété magnifique à colombages, aux pelouses et plates-bandes léchées sans un brin d'herbe qui dépasse. Une domestique me montra ma chambre dans un bâtiment annexe. Je passai mon après-midi à attendre la demoiselle qui ne revint que le soir au bras d'un jeune godelureau. Elle m'avait totalement oublié. Son inattention se poursuivit le lendemain. Je passai le week-end dans une jalousie et une rage folle. Elle était toujours aussi belle à mes yeux mais elle se fichait éperdument de ma présence. Je repartis ulcéré. Je ne la revis jamais. Premier amour non partagé.

***Dernière année de Lycée.
Je réintégrais donc mon lycée versaillais pour la terminale en "Science Nat" auréolé de ma petite mention. Adieu les chahuts. J'avais accepté le moule scolaire semble-t-il. Mes faiblesses en math, et anglais étaient toujours aussi criantes. Mais je brillais en sciences naturelles et en dessin, mais aussi en philo - qui l'eut cru – et en histoire. Je fus même présenté au Concours Général en sciences naturelles. Un honneur. Cela ne m'empêchât pas de rater à nouveau mon bac en juin et de ne l'avoir qu'en septembre. Je me rappelle arrivant devant l'examinateur d'anglais terrorisé. Je devais être interrogé sur des textes que nous étions sensés avoir préparés. Il n'y en avait qu'un et un seul que j'avais appris par cœur. J'avais cassé la reliure pour que le livre ne s'ouvre que sur cette page. Par précaution, j'avais même craché sur toutes les autres pages pour qu'elles ne s'ouvrent pas. Mon stratagème fonctionna parfaitement. Je passais donc de justesse.

Je logeais alors au premier étage de la rue Saint Louis. Les trois chambres que maman avait récupérées, réservées aux grands. Un début d'indépendance. Je commençais alors à me passionner pour la peinture. Je m'étais inscrit au cours de l'Ecole des Beaux Arts de Versailles. Le professeur, un dénommé Mr Aubert, nous faisais dessiner des nus. Il fallait respecter les proportions, les ombres et lumières. C'était trop scolaire et il m'ennuyait. Je préférais ma solitude et ma liberté d'invention. J'avais découvert, par Gonzague et son père, Rouault dont une rétrospective était exposée à Paris. J'avais découvert aussi Daumier. Je me mis à l'huile. Je rêvais d'obtenir les mêmes encroutements et la même vigueur. Les ombres et lumières Ma source d'inspiration était alors les clowns, les fêtes foraines, les tètes déformées de la caricature. Mais cela exprimait bien mon état d'esprit d'alors. J'y passais sans doute plus de temps que sur ce que me demandait le Lycée. Mais ce fut ma première porte ouverte sur la création picturale. Malheureusement je n'ai pratiquement rien conservé de cette période.

Avril 1953. Huile sur carton. La seule peinture conservée.
Cette année là, je fis connaissance du rituel des "surprises parties" versaillaises. Les bonnes familles qui avaient des enfants de notre âge, organisaient des soirées dansantes soigneusement surveillées qui permettaient à plus ou moins long terme de caser leur progéniture. Il y avait même des "rallyes" où chaque famille s'engageait à inviter à tour de rôle. Pour moi il n'en était pas question, maman n'aurait pas pu en supporter la dépense. Donc il m'arrivait d'être invité. Je mettais alors mon seul et unique costume. Un costume noir avec une martingale qui m'avait été donné par une association charitable d'aide aux victimes de guerre qui se trouvait près de l'avenue d'Iéna. C'était propre mais pas très mode. J'étais plutôt timide, du genre à faire tapisserie, ne sachant trop comment aborder une fille pour l'inviter à danser. Cela pouvait durer des heures. De plus je ne savais pas danser ou mal. Je ne connaissais que la valse ou la polka que j'avais appris à Bertranon mais qui m'étaient inutiles puisque passées de mode. En général c'était une fille qui m'invitait. Là, ça allait mieux surtout si c'était un slow. Au fond ces soirées me rasaient. Je réussis finalement à ce que l'on ne m'invite plus. Un ours.

Je préférai partir en week-end avec Gonzague. Nous partions avec notre matériel de peinture quelques boites de pâté Enaff. et de lait condensé et nos sacs de couchage. Nous campions à la belle étoile. Le 31 décembre nous sommes partis à bicyclette fêter le jour de l'an dans à Grosrouvre, un petit village de la forêt de Rambouillet. Il faisait un froid de canard. Le but était de peindre l'église de Grosrouvre au petit matin. Pas d'abri. Nous nous sommes installés dans le cimetière, emmitouflés dans nos sacs et des journaux, recouverts de toile imperméable comme des clochards. Le ciel était étoilé, scintillant, magnifique. Mais au petit matin une pellicule de glace recouvrait le cimetière et nous avec. Quand nous avons voulu faire nos aquarelles, l'eau se gelait sur notre papier en fins cristaux. Mais nous étions heureux et très fiers de notre exploit. Deux ours.

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A la fin de l'été, une fois inscrit au PCB

[†], mon frère Yves m'invita à un périple espagnol avec son grand ami de l'époque, Max Doussaut. La rentrée en fac ne débutait qu'en novembre. Ma seconde langue au lycée était l'espagnol. Durant trois semaines nous sillonnâmes l'Espagne; lors d'une première halte à Saint-Jean-de-Luz, nous visitâmes l'église où Louis XIV s'était marié. Très belle avec ses grandes galeries circulaires de bois sculpté. Mais en sortant, nous étions couverts de puces. Au fur et à mesure que nous relevions nos jambes de pantalon nous voyons les puces sauter à qui mieux-mieux. Il nous fallut quarante-huit heures pour nous en débarrasser. Nous visitâmes Saragosse, Avila, Ségovie, Altamira, découvrîmes les "Posadas". Je dessinais sur de petits carnets. Puis à Madrid, je découvris le but ultime de ce voyage. Il s'agissait pour Yves et Max de faire connaissance avec le noviciat de l'Ordre des Coopérateurs du Christ-Roi qui se situait à Pozuela Del Alarcon, dans la banlieue de Madrid. Je restai à l'extérieur sans trop saisir sur le moment ce que cela impliquait. Ce n'est qu'au retour que je compris à leur enthousiasme qu'ils souhaitaient tous les deux rentrer dans cet ordre.

Ce fut un événement. Depuis un certain temps déjà Yves nous parlait de foi, de morale et d'ordre. C'était nouveau car auparavant c'était plutôt un joyeux luron, amateur de bonnes plaisanteries, parfois gentiment anticléricales. Et nous découvrions Paul et moi que la congrégation qu'il avait choisie était une des plus réactionnaires, psychorigide et obnubilée par la lutte contre le communisme qualifié d'antéchrist. Je n'avais alors que peu de culture politique. J'étais marqué par une approche sociale sinon socialiste. Je commençais à lire Le Monde. J'entendais parler de Mendes France. Paul et moi commencions à avoir des discussions sur la nécessaire décolonisation. Nous venions de perdre Dien Bien Phu et l'Indochine. L'orientation d'Yves allait contre toutes nos convictions. Ce fut donc le début de discussions véhémentes entre Yves et nous au grand dam de Maman qui s'inquiétait de cette déchirure au sein de sa famille.


Maman, 1954.

Maman avait aussi bien d'autres raisons de s'inquiéter. Son médecin, le docteur Cordier, venait de lui découvrir outre une insuffisance cardiaque, un diabète qui fut traité au début par insuline puis rapidement par sulfamides hypoglycémiants. Il fallait suivre un régime. Maman était à priori une grosse mangeuse et modifier ses habitudes alimentaires posait problème. Son diabète ne fut jamais bien équilibré. Ce sera le début d'une longue maladie, émaillée de complications, qui aboutira à sa mort en 1963. Du coup Marie était rentrée de sa montagne de Lioux en Provence et revenue à Versailles pour pouvoir s'en occuper. C'était elle qui assurait les piqures d'insuline et les prélèvements pour la surveillance de la glycémie. Après une brève formation, elle était maintenant Assistante Sociale. Elle était employée par les Sœurs du Refuge d e Versailles qui avaient vocation de recueillir de jeunes filles en détresse ou de jeunes prostituées. Elle s'y donnait cœur et âme. Elle avait toujours des histoires rocambolesques à nous raconter sur ses chères protégées.

La famille était maintenant éclatée. Jean et Jeanine étaient toujours au Sénégal, à Kaolack puis à Dakar où Jean dirigeait l'armement de la Compagnie Maritime Delmas Vielgeux. Monique et Jean Bruley étaient maintenant installés à La Celle Saint Cloud où ils avaient acheté une maison flambant neuf. Il était directeur des relations humaines chez Esso. Louis était à Bordeaux où il finissait ses études de médecine. Thérèse venait de se marier l'année précédente avec un jeune médecin, Gérard Bergeron, et vivait maintenant dans un village du Jura, à Solvay. Jacques poursuivait des études d'agronomie à Anger où il habitait chez un vieil oncle Fauvel, un original végétarien de quelques quatre-vingts ans et qui faisait encore tous les matins ses trente kilomètres à bicyclette.

Restaient à Versailles, Marie, Yves, Paul, moi et les deux derniers, Bernard et Henri. Les deux derniers allaient au Lycée et logeait au rez-de-chaussée, dans la chambre des garçons au Nord tandis que Marie occupait la chambre au Sud. Paul qui préparait l'agrégation de Lettres était en Cagne à paris et avait une chambre rue du Cardinal Lemoine. J'utiliserai sa chambre de nombreuses fois au cours de l'année. Il avait obtenu une bourse et s'était débrouillé pour m'en obtenir une aussi. A Versailles nous nous partagions les trois chambres du premier, ce qui nous donnait déjà un sentiment d'indépendance.

Maman qui commençait à avoir du mal à se déplacer, se faisait aider par une vieille demoiselle que nous avions prise en grippe, mademoiselle Lefèvre. Elle resta cependant fidèle au poste jusqu'au décès de Maman. Nous moquions ses sous-vêtements et ses petites culottes roses qu'elle faisait sécher sans complexes sur la terrasse. Petites culottes qui n'étaient pas si petites que cela vu la taille de son postérieur. Mais elle était brave. C'est elle qui maintenant faisait les courses quotidiennes et assurait l'entretien de la maison avec une femme de ménage qui venait le matin. Bien sur, Maman n'était jamais contente de ses choix. Les oranges n'avaient jamais la peau assez fines, les pommes de terre n'étaient pas de la variété qu'il fallait. Mais nous nous moquions bien en définitive de ce que nous mangions. Nous, les grands et les petits, car maintenant Paul et moi faisions partie des grands, les petits, c'étaient encore les deux derniers, Bernard et Henri, tous deux lycéens.

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La Fac.

1954. En novembre, enfin, j'entrai en Fac, à Jussieu au PCB. Je découvrais les cours en amphithéâtre, les blouses blanches obligatoires, les polycopiés, et les travaux pratiques. Un monde nouveau. Je prenais un plaisir certain aux dissections du système nerveux de la grenouille ou de la langoustine. Aux travaux pratiques de physique, je me trouvais juste devant deux étudiantes qui n'arrêtaient pas de bavarder, de pouffer et de se moquer du prof qui avait des poils sur le dessus des doigts. Je trouvais ça peu respectueux pour ce brave homme. L'une s'appelait Joëlle Yung et la seconde Nicole Vogel. Nous fîmes connaissance. Curieusement je me retrouvais régulièrement devant ou derrière elles dans les amphithéâtres. Quand un certain Bernard Bastien vint demander dans l'amphi des volontaires pour assurer le "Noël des Hôpitaux", les deux filles et moi nous nous mimes sur la liste. Après quelques répétitions, nous allions en décembre pousser la chansonnette dans les grandes salles commune où les malades nous regardaient avec étonnement. C'étaient pour eux une brève distraction.

Nicole
Bientôt, Bernard, moi et les deux filles, nous allions devenirs inséparables. Un quatuor qui dura toutes les études. On se vouvoyait. A la pause nous nous promenions au Jardin des Plantes. Nous admirions les lamas du Pérou. Nous assistions au repas des phoques. Nicole m'offrit un petit phoque en vraie peau de phoque. Cinq ans plus tard, nous nous marions. Une autre aventure commençait qui n'est toujours pas finie

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Mais ceci serait une autre histoire à écrire à deux mains.
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Notes :
[*] Je me souviens d'une pièce : "Plume au vent", paroles de Jean Nohain et musique de Claude Pingault (1942) avec ses deux airs célèbres: "Et ouf, on respire !" et "je n'embrasse pas les garçons…".* Les Deux Aveugles Bouffonnerie musicale en 1 acte de Jules Moinaux, musique de Jacques Offenbach. Création à Paris, théâtre des Bouffes-Parisiens, le 5 juillet 1855. Histoire de deux faux aveugles qui se disputent une place de mendiant sur un pont de Paris et qui font semblant de se réconcilier chaque fois qu'un éventuel donateur passe.[†][†] PCB : C'était à l'époque, le nom de l'année propédeutique permettant l'accès à la Faculté de Médecine. Elle dépendait de la Faculté des Sciences, rue Cuvier, avec quatre matières : Physique, Chimie, Biologie animale et végétale.

5- Les raisins verts. 1946-1950


LES RAISINS VERTS

***
DIX - QUINZE ANS.
1946-1950.


***



La vie avait fini par reprendre son cours tant bien que mal à Versailles. Henri, le nouveau petit frère, était né en mars 1946, moins de six mois après le décès de son père. Maman se retrouvait avec onze enfants et quasiment sans ressources. Le salaire de Papa était arrêté, ne persistait que sa pension d’invalide de guerre. De braves dames du quartier tentèrent une collecte que maman, vexée, refusa énergiquement. Il y eut des aides surement de grand-mère Fauvel qui assura un temps les fins de mois. Ce ne fut qu’après un ou deux ans que cette pension fut revalorisée. Jean se vit dans l’obligation d’arrêter toutes études et se fit embaucher au ministère de la Reconstruction. Cela mit un point final à ses espoirs de navigation. A cela s’ajoutait les difficultés du rationnement qui ne disparurent effectivement qu’après 1948. Il fallait courir aux quatre cents diables pour obtenir certaines denrées ou obtenir un coupon de tissus.

Maman apparemment faisait face. J’imagine à postériori ses angoisses. Pour autant je n’en ai guère le souvenir. Imperméable à ces restrictions et à ses difficultés, enfermé dans ma coquille, je ne me rendais compte de rien.

S’il nous fallait des chaussures, Maman nous en trouvait dans le stock des chaussures abandonnées par les ainés qui étaient soigneusement conservées dans le placard à chaussure de la chambre des garçons. Je prenais les vieilles de Paul et laissait les miennes pour Bernard plus tard. Ce n’était pas la dernière mode, mais nous nous en fichions. Tout ce qui était en laine, c’était Maman qui le tricotait. Dès qu’elle avait un moment de repos, elle prenait son tricot. Elle nous faisait nos chandails, nos vestes, nos chaussettes et même les culottes pour les plus petits. Jusqu’à la fin des années cinquante, je l’ai toujours vue avec un tricot à la main. La laine était rare, il fallait donc la récupérer sur les vêtements les plus usés. Après le détricotage, la laine devait être lavée, essorée et séchée en écheveaux. Maman nous demandait alors de tenir l’écheveau entre nos bras écartés, le temps de remettre la laine en pelote. C’était notre seule contribution et cela nous paraissait toujours très long. S’il n’y avait pas assez de laine de la même couleur pour faire un nouveau chandail, maman s’ingéniait à nous en tricoter un avec des bandes d’une autre couleur récupérée ailleurs. Elle passait des heures à réparer nos chaussettes trouées au talon avec un œuf en bois et des laines pas toujours de la même couleur. Toujours pour nous habiller, nous la voyons penchée sur sa machine à coudre Singer à pédale , à nous faire des culottes courtes dans des chutes de tissus que nous apportaient les Martinot-Lagarde . Quasiment toute notre garde robe était faite main. On achetait le moins possible. J’étais alors totalement indifférent à ces vêtements faits de bric et de broc et souvent rapiécés. Depuis la guerre j’y étais habitué. Et puis nous vivions dans un milieu qui considérait la mode comme une manie peccamineuse.

Marie-Josèphe nous avait quitté. Surement déçue par son fiancé prisonnier qui au retour de captivité l’avait laissée tomber alors que pendant quatre ans elle s’était efforcée de lui envoyer chaque semaine un colis de victuailles. Peut-être aussi avait-elle senti que la situation financière de la famille ne permettait plus de lui assurer un plein temps. Elle avait trouvé une place à Paris. Une femme de ménage la remplaçait le matin. Une charge de plus pour Maman.

Je dus à cette époque "virer ma cuti". Autrement dit je faisais une première infection tuberculeuse. La tuberculose était la maladie qui faisait peur aux familles. Pas de traitement efficace, uniquement le bon air. Etant toujours aussi maigrichon, le docteur Veslot conseilla à maman de me faire respirer un air sain, vivifiant, avec de la bonne nourriture. C'est ainsi que je me retrouvais hébergé pendant un mois par une famille amie de Monique ou Marie, à Caudebec en Cau, sur les bords de la Seine normande. Le père était médecin de campagne. Il m'emmenait parfois faire ses visites dans sa "traction avant" Citroën. J'étais admiratif car un jour nous fîmes du soixante à l'heure. Je calculais : un kilomètre à la minute. Je comparais cela à mes performances à bicyclette et j'en restai ébahi. Il faut dire que c'était la première fois que je montais dans une automobile.

Sa femme était une vraie normande qui adorait la cuisine. Cela me changeait de la maison familiale qui m'avait habité à une cuisine de collectivité. Au petit déjeuner j'avais droit à d'énormes tartines de pain frais couvertes d'une épaisse couche de beurre et de confiture. Elle mettait de la crème partout et faisait elle même ses gâteaux. Un jour, elle invita d'autres enfants et sorti son moule à gaufre. Les gaufres se succédèrent croustillantes avec leurs couches de crème, de confiture ou de miel. C'était si bon que je voulus en manger plus que les autres. J'en fus malade pendant vingt quatre heures. Ce fut ma première et dernière indigestion. La maison était au bord de la Seine. Chaque jour je guettais la marée pour observer le "mascaret", une vague impressionnante qui remontait le fleuve avec la marée montante.

L'année suivante, toujours sur les conseils du docteur Veslot, je partis au sanatorium de Lioux dans le Vaucluse, au dessus d'Apt. Marie y travaillait comme infirmière et je logeais chez elle. J'étais donc séparé des autres pensionnaires. J'étais un peu seul dans la journée. J'avais pris l'habitude d'aller trainer du coté de la ferme. La fermière me pris bientôt sous sa coupe et me fit participer à ses travaux des champs. Un jour elle me demanda de garder ses moutons. Je l'avais déjà fait avec leur berger qui m'avait appris à siffler le chien. Un jour, son berger tomba malade. Elle devait descendre à la ville et il fallait bien sortir les moutons. Je rétorquai que je ne savais pas faire. A quoi elle me répondit que le chien, lui, avait l'habitude et que la seule chose à laquelle je devais faire attention était que les brebis ne tombent pas dans les éboulis et les ravins.

Je partis donc de bon matin avec mon bâton, mon chien et mes deux cents moutons dans la garrigue. Au début tout allât bien. Il ne faisait pas trop chaud. Les moutons avaient l'air de savoir où aller et restaient à peu près groupées. Le chien musardait sans trop s'en occuper. Cela se compliqua lorsque nous arrivâmes au bord du plateau qui se terminait par un à pic dangereux. Je demandais donc au chien avec force gestes, de ramener les brebis qui étaient trop près du ravin. Il me regarda avec son air le plus sot en remuant la queue mais ne bougeât pas. Je me mis à le siffler comme on me l'avait appris. Pas de résultat. Les moutons menaçaient de tomber et commençaient à s'éparpiller. Je m'affolais. Je courus alors dans la direction la plus dangereuse pour ramener les moutons vers le centre avec mon bâton. Mais dès que j'en avais ramené dix, il y en avait dix autres qui partaient à leur tour dans une autre direction, après lesquels je devais courir. Je courus ainsi toute la journée. Le chien lui se prélassait à l'ombre d'un chêne vert. Le soir ce fut la fermière qui vint à mon secours pour ramener les moutons. Alors là, comme par hasard, le chien lui obéit et fit son devoir. Je n'avais perdu aucun mouton, mais j'étais éreinté.

Maigre j'étais, maigre je le restai, malgré ces séjours destinés à me requinquer. Maman me surnommait parfois "son petit oiseau tombé du nid". Finalement le bacille de Koch me ficha la paix et j'appris à lui résister naturellement. Hormis quelques otites, la seule maladie dont je me souvienne reste la scarlatine. A L'époque, la scarlatine vous mettait au lit et en quarantaine pendant trois semaines. Pour ne pas la passer aux autres membres de la famille, je ne devais pas sortir de ma chambre. On m'apportait mes repas dans la chambre et je devais rester seul toute la journée. Ce fut long. La seule compensation fut d'éviter la classe durant tout ce temps.

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Le lycée.

J’étais rentré finalement en sixième en 1946. Monsieur Decrosan était mon professeur principal pour le français et le latin. Il le restera jusqu’à la seconde. C’était un homme de principes qui nous faisait des cours d’éducation civique et de morale. Malheureusement ni le latin, ni le français ne me passionnaient. Je rêvais sans écouter. Il m’arrivait de plus en plus souvent de dessiner pendant les cours. Je faisais des petits personnages, souvent des scénettes caricaturées pour me moquer de telle ou telles histoire ou de quelque professeur. J’avais fait la caricature de notre professeur d’histoire que nous surnommions Nounours. Un gros bonhomme sympathique auquel j’avais fait une tète d’ours. Comme je la faisais passer à un camarade, il me la confisqua et j’obtins deux heures de colle. Celui qui avait ma préférence était le pion qui nous faisait si peur. Je ne l’ai jamais connu que par son surnom : Tète de mort ou TDM. Je me faisais un malin plaisir de le représenter partout sur les murs ou sur les tableaux avec son béret crasseux vissé sur la tète jusqu’aux oreilles.

Un jour, ce fut monsieur Decrosan qui me surprit. Il me demanda de lui apporter ce que je griffonnais. Il garda le papier et me dis simplement de revenir à la fin de la classe. Ce que je fis la tète baissée, m’attendant à une sévère réprimande comme il en avait l’habitude ou peut-être encore une colle. Il me déclara simplement que je méritais une vraie punition à laquelle il allait réfléchir. Je partis donc, me demandant bien ce qui allait me tomber sur la tète. Ce n’est que le lundi suivant qu’il me rappela : « Sentilhes, j’ai bien réfléchi. Voici un carnet de dessin. Vous allez me le remplir en dessinant et illustrant avant Noël tous les chapitres, je dis bien tous les chapitres, du De viris illustribus que nous traduisons actuellement.». Le " De viris " était un texte latin qui relatait les conquêtes de César, notamment en Gaule, qui était la base de nos versions latines hebdomadaires. La punition était barbare car elle me forçait à traduire du latin pour pouvoir faire ces illustrations. Elle était astucieuse car elle témoignait qu’il avait saisi quel était mon point fort. Le dessin. Et sur ce point il me faisait confiance. C’était la première fois de la part d'un adulte.

Aussi je m'y attelais. Je rendis mon carnet à la veille des vacances. Il le feuilleta, me dit "Très bien, Sentilhes". Il empocha le carnet et je ne le revis plus. Tous les chapitres avaient été illustrés. Mes Romains et mes Gaulois étaient évidement enfantins, parfois drôles. J’étais à l’époque passionné de Dubout et de ses personnages grotesques. J’avais fait près de quarante scénettes avec beaucoup de lances ou d’épées cassées raccordées avec des petits bouts de ficelle. J’y avais mis de la couleur. Je ne dis pas comment j’avais fait pour obtenir la traduction de certains chapitres par des procédés inavouables. Mais c’était complet. Autrement dit j’avais prix ma commande au sérieux et non comme une punition. Cela marque un enfant.

De ce jour mes relations avec monsieur Decrosan furent différentes. Il voyait régulièrement Maman dont il connaissait les difficultés. Cinq ans durant il me poussa en avant sans complaisance. Il me soutint pour me faire passer dans les classes supérieures alors que certains professeurs que j’avais exaspérés y mettaient un veto absolu. Mais c’est lui qui en accord avec maman me fit redoubler la cinquième estimant que je n’avais pas encore le niveau suffisant.

En troisième, il avait décidé de m’interroger systématiquement à chaque cours. J’étais donc prévenu. Sachant que je serai interrogé, j’apprenais mes leçons et Thérèse me les faisais réciter. J’arrivais en classe les jambes en coton. Immanquablement je montais au tableau, commençait ma récitation et m’arrêtai en plein milieu : le trou noir. Impossible de sortir la phrase suivante que j’avais pourtant récitée la veille sans problème. Et ainsi à chaque fois je retournais à ma place avec le zéro attendu. C’était désespérant. Et pourtant ce fut ce même Decrosan qui me fit passer en seconde en fin d’année.

Il avait un fils, René, qui fut dans notre classe en quatrième et en troisième. Manifestement, René était en rébellion contre son père. Je me souviens avec quel aplomb il répondait insolemment à son père en pleine classe. C’était un chahuteur né. Nous formions donc la paire. Les meilleurs chahuts nous les avons organisés ensemble. Notre meilleure cible était notre professeur de mathématique qui se nommait Eliès et que nous surnommions GLISOQ. (Epelez très vite ces cinq lettres, vous verrez le rapport avec Eliès.) Nous mettions son bureau de travers sur son estrade de sorte qu’un des pieds soit dans le vide. Le brave Elies faisait immanquablement tomber son bureau déclenchant les rires de la classe et sa fureur. Il s’agitait alors dans tous les sens en postillonnant, mais sans oser punir quiconque. C’était notre tète de turc alors que c’était un brave homme. En troisième, nous étions avec René, quatre ou cinq meneurs, qui avions acquis uns certaine notoriété. Nous allions dans les sous-sols du grand Lycée explorer les chaudières et couper leur alimentation. Nous organisions des concours de billes dans la cour de récréation qui attiraient des dizaines d’élèves. Moyennant quoi je pense avoir été cette année là, collé quasi systématiquement tous les samedis après-midi et même beaucoup de dimanches. Le moins que l’on puisse dire, j’étais sur une mauvaise pente.

Au Lycée, j’avais fini par me faire une réputation, discutable certes, mais qui m’attirait une certaine admiration et parfois un certain respect de mes camarades. J’étais quelqu’un. J’étais souvent le meneur ou l’organisateur. C’était d’ailleurs un cercle vicieux. Les camarades attendaient de moi que je les fasse rire ou que je les surprenne. Rentré à la maison, je n’étais plus le même. Silencieux, fermé, je me retirais dans ma coquille, fuyait toute discussions. Ce début d'habitude à exister ailleurs. J’opposai à la famille un mur de défense. Ce n'était pas de la dissimulation, c'était une double vie.

Je me rappelle avoir été à plusieurs reprises convoqué chez le censeur ou le proviseur. La première chose que me fis remarquer ce dernier fut que mes lacets de soulier étaient défaits. Pendant toute la durée de la remontrance qui suivit, je n’écoutais pas et ne pensais qu’à refaire mes lacets. J’avais d’ailleurs mis au point un truc. Quand je devais subir un sermon qui très vite m’ennuyait ou que je trouvais trop long ou trop répétitif, je m’absentais mentalement. Un déclic, je regardais mon interlocuteur et soudains je le voyais fuir comme si je le voyais par le petit bout de la lorgnette. Sa voix devenait alors lointaine et glissait sur moi comme la pluie sur les plumes d’un canard. Je le regardais mais je ne l’entendais pas. Je n’écoutais plus. Lorsque c’était fini, je corrigeais mon zoom en disant oui à tout ce qu’on me demandait et m’enfuyait.

J’eu droit à des entretiens avec un médecin psychologue, Monsieur X, Il me fit dessiner le plan d’un village avec sa place, son église, sa mairie. Bien entendu j’y plaçais tout Verdelais, mais j’oubliai l’école. Il en conclut triomphalement que l’école ne m’intéressait pas. Cela, Maman le savait déjà ! Il conclut cependant que je devais continuer à suivre mes études et que cela finirait par changer.

Malgré toute la mauvaise réputation que j’avais acquise dans tout le Lycée, le père Decrosan continua à se battre pour me garder la tète hors de l’eau et me fit passer en seconde. Plusieurs années plus tard, alors que je finissais mes études de médecine, je repensais à lui. Une certaine gratitude me fit prendre de ses nouvelles pour lui faire savoir que ses efforts n’avaient pas été vains. On m’apprit alors qu’il s’était suicidé. Je n’en ai pas connu les causes. Mais j’ai bien regretté de ne pas avoir repris contact avec lui plus tôt. Je n’ai jamais su ce qu’était devenu son fils René.

***
Les scouts et les camps.

Heureusement, il n’y avait pas que le Lycée. En 1946, J'entrais aux louveteaux. Ils allaient m'apprendre les rudiments de la vie en communauté. La meute avait son local rue Saint Honoré, près de la cathédrale, où nous nous réunissions tous les jeudis. Le dimanche nous avions des "sorties" qui nous menaient invariablement vers le parc ou vers la pièce d'eau des Suisses. Au printemps, nous faisions une "grande sortie" dans une des propriétés des environs de Versailles. Nous apprenions alors à monter les tentes en vue du grand camp de l'été à venir.

Ce premier camp de louveteaux se déroula en juillet à Arradon, dans le golfe du Morbihan. Je me souviens que la cuisine y était passablement mauvaise, sans doute faute de ravitaillement suffisant. Un jour, nous avons manifesté contre l'avis des cheftaines impuissantes, dans les rues d'Arradon en criant : " nous avons faim !" On devine l'émoi de la population du village devant tous ces gosses de ville, efflanqués qui hurlaient à la famine. Le maire s'en mêlât. Les cheftaines étaient furieuses d'autant plus que rien ne manquait vraiment. Monique devait être une de ces cheftaines. Le soir, nous nous retrouvions devant de grands feux de camps où nous chantions en cœur tandis que nos yeux étaient fascinés par les flammes et le rougeoiement des braises. C'était un grand moment de mélancolie que je retrouverai immanquablement lors de tous les feux de camps futurs.

Je crois que ce fut la même année que Paul et moi fûmes envoyés dans une colonie de vacances au pays basque. Elle était dirigée par des Franciscains. C'était à coté d'Ustaritz, sur les bords de la Nive. Je conserve le souvenir d'une ambiance joyeuse et décontractée. Nous passions notre temps sur la rivière. Nous avions à notre disposition plusieurs barques qui nous permettaient de faire la course. J'y appris l'art de la godille en chantant. Nous chantions tout le temps, en marchant, en ramant, le soir à la veillée, le matin au réveil. Nous avions notre fronton où nous faisions de grandes parties de pelote basque à main nue. Au deuxième séjour, nous fîmes une grande virée en remontant la Nive avec nos barques, puis en gagnant la frontière espagnole par des chemins de montagne. Nous nous arrêtions dans des "venta" où nous goutions des petits verres de "moscatel". Nous descendions de la montagne dans les petits wagonnets d'exploitation forestière qui nous balançaient au dessus du vide et nous donnaient de merveilleux frissons. Je découvris ainsi ce pays basque, son hospitalité, ses coutumes et ses maisons à colombage dans un environnement verdoyant. Un souvenir heureux.


Au cours de l'année 1947, eut lieu un grand rassemblement de tous les scouts du monde, un "Jamboree". Celui-ci se termina par un immense défilé à la gloire de Baden Powell, sur les Champs Elysée. Louveteaux, scouts, routiers furent rassemblés autour de la place de l'Etoile, avant de descendre les Champs Elysées jusqu'à la Concorde au son de musiques militaires. Je ne me souviens que du soleil, de la fatigue, de la foule et surtout quand nous dûmes faire le tour de la place de la Concorde des douleurs de mes pieds couverts d'ampoules. Ces pieds en compote me valurent deux jours sans lycée. Je crois que date de ce jour là mon horreur de la foule.

Le camp suivant se déroula en Auvergne. J'avais gravis un échelon en rentrant chez les scouts. C'était un "camp volant" avec une longue randonnée à bicyclette dans les monts d'Auvergne. Que des côtes et des descentes. Magnifique et épuisant. Je découvrait des paysages grandioses de l'Auvergne, les roches Tuilière. Mais je me rappelle aussi combien je peinais dans les cotes et retardait tout le monde. Je rêvais de pays plats. Jacques m'avait aidé à faire mes sacoches dans une toile de bâche kaki que nous étions allé chercher dans un magasin de surplus américains dans la banlieue nord de Paris. C'est nous qui l'avions cousue avec la machine à coudre de Maman. A elles seules, elles devait peser quelques kilos.

L'année suivante, en 1949, le camp d'été se fit en Corse toujours à vélo. Toute une randonnée de Bastia à Porto en passant par la côte, puis dans la montagne jusqu'à Corte et retour jusqu'à Ajaccio. Là je me rappelle les paysages époustouflants. Notre arrivée dans un petit port, Galéria, au Nord de Porto, au soir, où nous pensions trouver une boulangerie. Il n'y en avait pas et ce furent les gens du village qui se cotisèrent pour nous fournir du pain de chez eux. L'hospitalité corse n'était pas un vain mot alors. A Corte, nous primes le train pour monter au col de Vizavone. C'était un tortillard qui ne dépassait pas le trente à l'heure. Comme il lui fallait faire des lacets interminables pour grimper le col, nous étions descendus du train et avions grimpé la pente à pied pour retrouver le petit train une demi-heure plus tard trois ou quatre cents mètres plus haut. A Vizavone, nous campions dans la forêt. Quelle ne fut pas notre surprise en découvrant au petit matin que les cochons sauvages, tout noirs, qui pullulaient dans les montagnes, nous avait dévoré non seulement nos provisions mais aussi une partie de nos sacoches de vélo.


Il y eu encore un camp dans la Creuse où Paul avait été nommé intendant. C'était lui qui était soit disant responsable des achats alimentaires. Avec son sens naturel des économies, il nous ramenait des patates germées ou des fruits en état de décomposition avancée. Comme il n'y connaissait rien en matière culinaire, il demandait à la tenancière de la boutique des idées de recette. C'est ainsi que nous eûmes droit à une recette de soupe : eau, semoule et sel : Infâme. Bref, ce ne fut pas le camp de la gastronomie. C'est au cours de ce camp que Paul, en plongeant dans la Creuse, se fit une balafre en heurtant une roche ou une branche. Il avait le visage en sang et je croyais qu'il allait mourir.

Mon dernier camp se fit au Vercors. J'avais alors un vrai ami que je n'appelais que Lescuyer. Nous n'utilisions pas nos prénoms, il m'appelait Sentilhes. Lui non plus n'avait pas de père. J'ai cru comprendre qu'il avait quitté le domicile sans laisser d'adresse. Sa mère travaillait dur pour gagner leur subsistance. Ils habitaient au dessus d'un marchand de charbon, rue du Vieux Versailles. Nous avions fait notre communion solennelle ensemble, et il était venu à la maison car sa mère n'avait rien prévu pour cette fête. Il allait lui aussi au Lycée. Mais lui était un bon élève, un très bon élève même, toujours dans les premiers. Il s'amusait de mes chahuts mais ne les encourageait pas. Il avait décidé de cultiver sa mémoire. Il avait ainsi appris le nombre "Pi" , (3,14 et des poussières) jusqu'à sa cinq centième décimale, comme ça, uniquement pour le plaisir. Moi qui n'étais pas capable de retenir quatre lignes de poème, cela me renversait.

Au cours de ce camp, nous avions tous les deux été particulièrement impressionné par l'évocation qui nous avait été faite de l'épopée et du martyre des résistants du Vercors massacrés par les Allemands en 1944. C'est au cours d'une de nos randonnées dans la montagne, par une chaleur accablante, alors que nous étions morts de soif, que nous arrivâmes enfin auprès d'une source d'eau fraiche. Tous les scouts se précipitèrent pour étancher leur soif. Lescuyer se tenait en retrait sans boire. Je lui demandais s'il n'avait pas soif. Il me répondit que le plaisir d'entendre l'eau couler alors qu'il avait justement très soif était bien supérieur à celui trop simple et trop vulgaire de se précipiter à boire. C'était un aristocrate à sa manière . Je me sentais un rustre.


Son ambition était de faire Saint Cyr et servir son pays. Il passa donc brillamment le concours d'entrée et en sorti dans le génie. Dès sa sortie il fut envoyé en Algérie au plus fort de la bataille d'Alger avec ses assassinats et tortures des deux cotés. Il en revint désorienté, déboussolé et ulcéré. Cet homme que j'avais connu plein d'enthousiasme pour son idéal était devenu amer, écœuré. Il refusa de me raconter ses déboires. Il quitta l'Armée, rentra dans le civil comme ingénieur et disparu. Je ne l'ai plus jamais revu.

Je crois pouvoir dire ma reconnaissance à ces années de scoutisme, qui non seulement m'apprirent mille choses pratiques comme allumer un feu ou m'orienter dans des conditions difficiles, mais surtout me constituèrent une charpente alors que dans le même temps, au lycée, je m'enfonçais dans le néant.

Le dessin.

Durant toutes ces années, j'ai toujours dessiné. Au début je recopiais les dessins des journaux auxquels nous étions abonnés. Pendant des années ce fut "le journal de Tintin". Ils comprenaient tous quelques bandes dessinées. C'est ainsi que j'ai appris les rudiments, les jeux d'expression, le rire, la colère, l'étonnement, les positions des membres. Puis ce fut dans les années cinquante les dessins de Pierre Joubert qui illustrait les journaux pour les scouts et les livres de la collection "Signe de piste". C'est chez ce dernier que j'appris la technique des hachures.

Maman recevait après la guerre, un colonel Martin-Prevel qui avait un don du dessin et qui chaque fois qu'il venait à la maison nous étonnait tous avec des petits dessins, des croquis au stylo, des rébus ou des jeux dessinés. Cela me fascinait et j'en redemandais. A la fin, je lui présentais un petit album que je conservais entre ses visites et que je m'efforçais de recopier avec plus ou moins de bonheur.

Un autre visiteur, un ami de Monique, était lui sculpteur. Je me rappelle les commentaires à son sujet car il ne parvenait manifestement pas à vivre de ses créations et sa femme et lui tiraient le diable par la queue. Mais il savait peindre. Ce fut lui qui le premier m'entraina à peindre d'après nature. Nous nous installâmes au coin de la rue Saint Honoré et de la rue Saint Louis sur un petit tabouret. Le sujet était le porche d'entrée des D'Amonville. En un clin d'œil il jeta sur le papier une petite aquarelle sous mon œil médusé. Puis avec patience il reprit mon travail pour lui donner une forme acceptable. C'était la première fois que je m'astreignais à reproduire ce que je voyais et ce que j'avais devant les yeux et non ce que j'avais dans la tète. Plus tard il m'apprit les rudiments de la perspective avec un petit opuscule très simple. C'était un bon pédagogue.

Un peu plus tard j'allais subir l'influence de monsieur Chupin. Madame Chupin était une grande amie de Maman. Elle habitait à quelques pas de chez nous dans la rue saint Honoré. Toutes les deus mères de famille nombreuses, elles avaient décidés que leurs enfants qui avaient le même âge, Gonzague et moi-même en l'occurrence, deviendraient nécessairement amis. Donc nous étions conviés tous les jeudis et dimanches à sortir ensemble. Cela ma rasait profondément car Gonzague – quelle idée d'avoir un prénom pareil ! - ne s'intéressait à l'époque qu'aux locomotives que nous admirions du haut des bois Saint Martin. Je n'en voyais pas l'intérêt. Par contre il dessinait. Nous finîmes par devenir copains.

Le père de Gonzague était lui un doux rêveur et un très bon aquarelliste. Tous les dimanches il partait au Parc du Château faire son aquarelle. Ayant compris que cela pouvait nous intéresser, il nous invita à le suivre. Et c'est ainsi que nous primes l'habitude de partir souvent avec lui, avec notre petit matériel. Nous croquions une statue, un bassin ou une allée, un paysage avec lointain. Au retour nous comparions nos œuvres. Il acceptait nos critiques mais ne nous épargnait pas. Nos essais étaient loin de la perfection et nos verdures ressemblaient trop souvent à des plats d'épinards. Il nous apprit la technique de l'aquarelle et l'art des couleurs et celui de la mise en page. Plus tard nous nous essayâmes à voler de nos propres ailes. Nous partions tous les deux, Gonzague et moi, parfois pour un week-end et revenions avec deux ou trois aquarelles. Au retour, patiemment monsieur Chupin nous donnait ses appréciations, trop souvent négatives mais toujours encourageantes. Il savait nous persuader que nous pouvions faire mieux.


Les étés à Verdelais

Après les camps nous nous revenions tous à Verdelais pour la fin de l'été. Des vacances sans Verdelais n'auraient pas été des vacances. Je retrouvais alors les Allées, les vignes, la Garonne et les balades à bicyclette. J'avais maintenant un vélo normal. Le champ de nos excursions s'étendait jusqu'au château de Labrède où avait vécu Montesquieu, près de Bordeaux. Mais aussi jusqu'à Sauveterre de Guyenne, ou La Réole. Une fois nous avons traversé les Landes jusqu'à Biscarosse. Je découvris les vagues et les rouleaux de l'océan. Cent kilomètres. Cela nous pris trois jours. Nous étions très fiers.

Paul et moi allions parfois au Mont Célestin interviewer le père Campana. Ce brave homme allait sur ses cent ans et ne se déplaçait plus guère. Son crane me fascinait tellement il brillait malgré ses tavelures brunâtres et je me demandais s'il le cirait. On raccontait que sa nièce qui étai à moitié folle, avait voulu épandre sur cet auguste crane des ardoises pilées pour redonner un peu de couleur aux rares cheveux qui lui restaient. Ancien notaire, il avait été pendant la guerre le maire de Verdelais et avait accompli sa tache difficile entre l'occupation allemande et ses administrés avec beaucoup de dignité. Tout le monde lui en était reconnaissant. Il nous racontait ses souvenirs de jeune homme, à la fin du dix-neuvième siècle. Une époque où les écuries de la propriété étaient remplies de chevaux. Des chevaux à monter, d'autres pour les gros travaux, d'autres pour tirer une des nombreuses voitures utilisées pour se déplacer : calèche, phaéton, carriole ou char à banc, qui se trouvaient encore dans les écurie du Mont Célestin. C'est lui qui nous raconta sa stupéfaction lorsqu'un jour où il était monté à Paris et où il se promenait sur les Champs Elysées, il vit passer devant lui une voiture qui avançait sans chevaux ! C'était la première voiture auto-mobile qui remplaçait les voitures hypo-mobiles. Le début d'une révolution. Il avait mille histoires à raconter et longtemps nous avons regretté de ne pas les avoir enregistrées. Il mourut peu avant 1950. Sa petite demeure directoire fut longtemps à l'abandon et Maman rêva même de l'acheter. Peut-être pour Jacques ?

En 1949, l'été fut marqué par les incendies des Landes . L'été avait été très sec, pas une goutte de pluie, une chaleur étouffante. En aout, plusieurs incendies se déclarèrent en différents endroits dans les pins. Un vent violent attisa des feux qui finirent par se réunir. Cela dura plus de deux semaines. Nous montions en haut du calvaire pour voir au loin les colonnes de fumées qui s'élevaient très hauts dans le ciel et le soir le rougeoiement des flammes à l'horizon. Le vent rabattant vers Verdelais les fumées, nous eûmes près de deux jours de pénombre en plein jour. Il fallait allumer les lumières. C'était un sujet de conversation permanent car les lignes de chemin de fer étaient interrompues, les routes coupées. Et puis il y eut ce drame près de Bordeaux, 89 pompiers et sauveteurs bénévoles qui avaient été brulé. (cf. lettres en annexe). Ce fut un véritable choc pour la région. Ceci dit, cette année là fut naturellement une des meilleures pour le vin.

Encore quelques jours de vacances, car il fallait naturellement rester jusqu'à la fête de Verdelais du 8 septembre. Les pèlerinages battaient alors leur plein. Il y avait même eu une année où nous avions eu à fêter la Vierge de Boulogne sur mer qui faisait un tour de France en s'arrêtant dans les paroisses les plus connues. L'affluence était à son comble. Outre les cérémonies religieuses qui se succédaient, messes, grand messe, chemin de croix au calvaire, vêpres et procession au parc des Pères, les allées étaient alors remplies de manèges et cabanes de fête foraine. Ce fut l'époque où nous découvrîmes la barbe à papa que l'on mangeait en tirant la langue alors que le sucre venait coller aux joues. Les tirs à la carabine. Les manèges avec leurs chevaux qui montaient et descendaient sur une musique mécanique. La foule, les cris, la musique des manèges, tout ce bruit obligeait maman à se réfugier dans le jardin sous le platane. Cela se terminait le soir par le bal du bout des Allées avec son orchestre musette où je m'essayai aux danses que j'avais apprises à Bertranon. Le problème est que je n'osais inviter une fille que je ne connaissais pas très bien. Je restai donc le plus souvent dans mon coin à observer le bonheur des autres. Qu'importe c'était aussi une belle fête que pour rien au monde nous n'aurions voulu manquer.

Les vendanges.

Ces premiers jours de septembre étaient marqués par les premières vendanges auxquelles nous participions. Les premières années, nous n'étions que des aides bénévoles qui allait chercher ou remplacer les paniers pour les vrais vendangeurs, ceux qui sélectionnait et coupaient le raisin. Lorsqu'on nous fit plus confiance, on nous confia le sécateur. Les dernières années nous étions même payés. C'était alors plus fatigant car il fallait rester courbé pour couper le raisin qui était alors sur des vignes courtes qui ne dépassaient pas le mètre de hauteur. Maintenant les vignes font près d'un mètre quatre-vingt et sont vendangées mécaniquement.

Le bonheur, c'était la fin de la journée lorsqu'on rentrait fourbus à la propriété, sur la charrette au pas lent des bœufs. Tous les vendangeurs se retrouvaient dans les chais. Il y régnait une odeur forte de raisin écrasé. Dans le pressoir, des hommes avaient déjà commencé à fouler le raisin au pied. Bien sur nous voulions y aller aussi. On se déchaussait, se rinçait les pieds à la va vite et nous montions dans le pressoir où nous nous enfoncions dans le raisin jusqu'à mi-cuisse. Les filles aussi y montaient en relevant leurs jupes jusqu'aux cuisses ce qui entrainait force quolibets. Puis très vite les plus sages nous demandaient de redescendre car ils craignaient que les vapeurs d'alcool nous montent à la tète.

Et je rentrai à la maison tout fier, serrant dans les mains les quelques francs que j'avais reçu pour salaire. Car nous étions payés à la journée. Cela durait quatre ou cinq jours. Puis nous rentrions à Versailles, la mort dans l'âme devant la nouvelle année scolaire qui s'annonçait.



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Quatre lettres en annexe.1949-1950.

Des lettres que j'avais envoyées à Monique, ma marraine, qui se trouvait alors à Saigon avec son mari. J'avais alors 14 ans. Ces lettres ont été retrouvées par Marie-Claire Bruley en 2007. L'orthographe a été conservée avec les nombreuses fautes résiduelles, bien que corrigées par Maman.

16 juin 1949.
Chère Monique,
Je m'escuse de tant tarder à t'écrire mais enfin je m'y mets.
Après cinq jours de retraite j'ai fais mardi le renouvellement de Communion Solennelle. C'était très sympathique. Le matin, une messe basse, un sermon de l'abbé Vandevalle et des brioches. J'étais accompagné de Maman, Marie, Thérèse et Bernard. L'après-midi, salu, renouvellement, Bénédiction du St Sacrement. Il n'y avait que Maman et l'oncle Albert.
Dimanche, à l'occasion de la communion de Brunot Chupin, ils nous ont tous invités à gouter, diner et passer la soirée chez eux. C'était vraiment très agréable. Avant de partir, il nous ont chaté plusieurs petits (champs) chants et la nuit de Rameau.
Et vous cela vat-il bien. Le boy s'est-il encore disputer avec sa femme.
Donnes nous des nouvelles de ta nouvelle maison et quand change tu, de nouveau, de maison?
Dis au revoir de ma part à jean et je t'embrasse bien fort.
C.Sentilhes.
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Chère monique
Voudrais tu me donner les timbres de la colection que tu mes sur tes lettres ? et puis voudrais tu me donner le plan de votre nouvelle villa ? y a-t-il beaucoup de verdure ? voudrais tu me donner des feuille de chaque arbre de ton jardin parce que je fais collection de feuille. Elle est à Verdelais. Tu me répondras une lettre particulière.
Je t'embrasse bien fort.
Bernard Sentilhes
PS quelle date compte tu me répondre ? quelle date conte tu avoir ton bébé ? voudrais tu avoir un fille ou un garçon?

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Verdelais, 22 aout 1949.
Chère Monique.
Toutes mes félicitations pour Chistine*. Malgrès que j'aurai préféré un garçon. C'est moi qui ai reçu le télégramme qui est arrivé à 6h. et j'ai été tout de suite le porter à Maman qui était chez madame Roy avec le reste de la famille.
Je te remercie de m'avoir offert les cours d'anglais que je prends. J'espere que cela va me remonter. C'est une bonne sœur qui me donnes ces cours. Comme elle est n'y voit pas très bien elle me fait énormément parler (et tout épeler).
Notre voyage en Corse s'est très bien passer. Bien que pas très bien nourri et un peu fatigué comme maman a pu te le dire d'ailleurs. Nous avons Paul et moi séjourné à marseilles pour visiter. C'est pas joli à part Notre Dame de la garde, rien d'intéréssant. Pour se baigner il faut payer vingt francs. Nous qui avions 200 F. pour vivre jusqu'au lendemain et il faisait chaud……. Et pas d'eau potable à boire. La corse et quand même mieu….
Je ne sais si Maman te la dis mais nous allons à Lourde. Nous étions engagé comme enfant de cœur et au patronage et le Père Humière qui nous dirigeait à organisé un pelerinage à lourde. Voyage gratuit pour les enfants de cœur. Alors Bernard et moi nous y allons. Nous partons samedi dans un cars pulman de Labaye. Nous visiterons les grottes de Bettharam.
Donc voyage gratuit il faudra peut-ètre payer la nourriture et nous coucherons sous la tente. C'est idéal.
Donne moi des nouvelles de Saigon et de Christine et de Jean, de vos boys de tout et de toi. Beaucoup de gros craquot. Claude.
P.S. Toute les landes son en feu. arcachon a été entouré par les flammes. 120 victimes plusieurs villages d'incendiés. On fait venir les pompiers de paris. C'est terrible nous sommes recouvert de fumer. C'est pire que l'exode. On demande pour les sinistrés des meubles, affaires, etc…on dit que ce n'est pas la sécheresse mais des attentats !

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Versailles, jeudi 8 décembre.
Chère Monique.
Alors il parait que tu fais des voyages, tu vas habiter à Dalat. Tu nous expliqueras comment tu es installée là-bas, ta vie, ton voyage. Je te remercie, ainsi que Jean qui sans doute t'aidera, de ta généreuse offre que tu me fais là pour mes étrennes. Maman te le diras après avoir bien cherché, je crois que le plus utile pour le moment c'est un stylo aussi je te demanderai de préférence un stylo. Je t'en remercie d'avance (un stylo solide, très solide).
Est-ce que Christine vat bien ? lui apprends tu l'annamite ?Et l'apprend tu toi-même ? Pourras tu te baigner à Dalat sur le fleuve ? Ici nous comptons les jours qui nous séparent de Noél. Cela n'empèche pas que demain j'ai composition de récitation latine (la dernière).
Aussi pour cela je vais te quitter car j'ai beaucoup plus de travail qu'en 5ème. Je t'embrasse et je te remercie encore, ainsi que Jean et Chistine. J(aimerai la voir cette christine envoie-nous de belles photos sur elle… Bon baiser. C. Sentilhes.

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Versailles 2 janvier 1950.
Ma chère Monique,
Tout d'abord je vous souhaite une bonne et heureuse année 1950. Hier nous sommes tous aller, en famille, chez les Bruley. Grand-mère était venue en taxi avec Jacques. Nous avons eu un repas magnifique : un bon gigot, des haricots, 2 gateaux; Pour commencer le repas nous avions des souflets au fromage dans des ramequins. Nous avions aussi 3 sortes de vins: blanc,"entre deux mers", rouge et champagne. Mr. Bruley ne voulait pas faire partir le bouchon, mais Georges Arquié en a fait partir un, au grand effroi de Maman. Et il a fait une tache au plafond. Après, café, liqueurs. Puis bridge, Cinéma, gouter et encore cinéma. Henri t'a reconnu et s'est écrié: "Oh, Monique qui embrasse Jean…" Nous avons vu votre mariage et les films d'Alain Clanet sur l'Indochine et leur vie là-bas.
Nous avons passé d'éxcélente vacance. Pour ma part j'ai été très occupé. Entre les Scouts, aller à Paris, dessiner etc…Nous avons été voir, en famille encore, le film sur "Jeanne d'arc". C'est une merveille, Ingrid Bergman qui joue dans Jeanne est d'un réalisme. Maman en a pleuré et moi j'ai "reniflé" comme dit Maman. Avant nous avions été voir aussi : "Pour qui sonne le glas". Avec aussi Ingrid Bergman. Celle-ci joue là aussi merveilleusement. Elle a des jeux d'expressions vraiment épatants.
Nous avons passé un Noèl très agréable. Paul a du tout te raconter; Maman a eu une travailleuse. Moi, un couteau sa chaine, un portemine, 2 livres, un coupe-ongle. Vous nous avez bien manqué ainsi que Jean et Jeanine. Avez-vous passé un bon Noèl ? Ecris nous et raconte le nous. Comment va Christine et Jean ? Maman a eu pour ses étrennes un abat-jour pour la lampe du bureau. Il fait très chic.
J'éspère que tu as reçu ma lettre ou je te disais ce qui me ferais le plus plaisir pour mes étrennes (un stylo, solide, pratique: Bayard). Reviens tu en France cet été ? encore une fois je te souhaite une bonne année ainsi que Jean et à Christine. Merci pour mes etrennes. Bon Baiser à tous.
C. Sentilhes.

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4- Les fleurs coupées. 1944-1946.

LES FLEURS COUPEES
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L'après-guerre à Versailles.
1944 – 1946

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Le cours de mon enfance connu avec notre retour à Versailles une rupture aussi radicale que profonde. A Verdelais c’était les jeux, la liberté, le monde rural, une scolarité réduite à quelques heures et pour seule autorité une mère à l’évidence accommodante. A Versailles, nous retrouvions la ville et ses contraintes, les restrictions, le poids de l’autorité paternelle et des rythmes scolaires qui ne laissaient guère de place ni aux jeux ni aux rêveries fantaisistes auxquels je m’étais habitué. Je n’ai de Verdelais que des souvenirs ensoleillés alors que ceux de Versailles sont invariablement sombres. Mon adolescence en fut marquée et ce ne sera que bien plus tard que je retrouverai la joie de vivre que j’avais connu enfant à Verdelais.

La première préoccupation fut la rentrée scolaire. Les classes ne reprenaient que le 1er Octobre. On me fit rentrer en septième
[1] au Lycée Hoche. J’avais pour professeur un monsieur Gerbeaux, un homme surement sympathique mais que j’ignorai. Je restai encore dans mes rêves. A l’évidence, malgré le dévouement de nos deux répétitrices de Verdelais, je n’avais acquis ni méthode de travail ni discipline et je n’avais pas le niveau nécessaire. Mes notes s’en ressentirent. Dès le premier trimestre je me retrouvai en queue de peloton. Cela faisait le désespoir de Papa et ses remontrances me paralysaient. Il n’y avait pas de semaine sans mauvaise note et faire signer mon carnet de note tournait au cauchemar.

Papa toujours soucieux de notre santé, avait en outre entrepris sur les conseils de quelque médecin de sa clientèle de compenser mon absence de tonus en me faisant ingurgiter tous les jours une cuiller d’huile de foie de morue. Tous les jours à midi, sous la surveillance de Marie-Josèphe, il me fallait avaler cette fichue cuillérée. Rien que l’odeur me fichait la nausée. La plupart du temps la potion ne passait pas et été rejetée violement dans un spasme irrépressible. Je faisais l’impossible pour y échapper, pour renverser subrepticement la cuiller dans l’évier. Rien n’y faisait. Les ordres étaient les ordres et Marie-Josèphe accomplissait son devoir.

Nous allions au Lycée à pied. De la rue Saint Louis, cela faisait une vingtaine de minutes en trainant un peu. Si nous étions en retard cela pouvait se réduire à quinze minutes. Est-ce que c’était plus court de passer par l’avenue de Saint Cloud ou par la rue Saint Simon qui était oblique ? Ce fut une des questions que je me suis posé jusqu’à la fin de ma scolarité sans jamais la résoudre vraiment. Mais ce qu’il y avait de bien dans la rue Saint Simon, c’était qu’il y avait le cinéma « Le Kursal » qui affichait les photos des films qui passaient et que je regardais avec avidité. Cela valait le détour.

Nous avions parfois le droit de prendre le Tramway. Ces trolleys brinquebalants faisaient alors partie du paysage versaillais. Il y avait des rails partout alors que les rues étaient encore pavées. Cela ne gênait guère les automobiles qui étaient encore bien rares. Le tramway avait de longues banquettes de bois en face à face, sur les quelles s’asseyaient les personnes sages et âgées. Nous, nous allions nous mettre à coté du conducteur qui à chaque croisement tapait du pied sur sa sonnette. Au carrefour devant la mairie, le contrôleur devait descendre et modifier à la main l’aiguillage pour obtenir le passage.

Au Lycée, J’avais peu d’amis. Je ne connaissais encore personne. Il y avait alors une bande de garnements qui sévissait dans la cour du petit lycée. Ils y faisaient régner leurs lois. Il fallait faire partie de la bande ou en être rejeté. Et bien sur, je voulais en être. Le chef jouait les gros durs et tous les autres s’aplatissaient devant lui avec flagornerie. Il y avait une sorte de cérémonie d’intronisation. Sur les cotés de l’avenue de Saint Cloud, en face le Lycée, subsistaient des tranchées qui dataient de la guerre et qui avaient du servir d’abris pour les bombardements. C’est dans ces tranchées abandonnées et malodorantes que se réunissait la bande. J’y fût un jour conduit à la sortie des cours. Je n’ai pas le souvenir de ce qui s’y passa, mais je sais que je ne m’y suis jamais senti à l’aise et que je finis par les abandonner. Le choix était soit de jouer à la marelle avec les filles - le Lycée était mixte jusqu’à la sixième – soit de rejoindre la bande et de se bagarrer avec une autre bande.

Nous avions bien d’autres jeux idiots. Le plus sot consistait à faire partir des pétards sous les roues du tramway, celui qui descendait de Montreuil et dévalait à toute vitesse la ligne droite de l’avenue de Saint Cloud devant le Lycée. Nous remplissions avec de la poudre à canon des tubes d’aspirine métalliques que nous fermions en en pliant l’extrémité. Le grand jeu était alors d’en placer une dizaine, en les espaçant tous les cinq mètres, sur les rails juste avant le passage du tramway. Nous savions d’expérience qu’il prenait alors de la vitesse jusqu’au terminus de la rue Georges Clémenceau. Et nous allions nous cacher dans les tranchées. La pétarade que déclenchait le tramway, l’affolement des vieilles dames versaillaises qui s’y trouvaient nous emplissaient de joie. En y réfléchissant je me demande encore par quel miracle nous n’eûmes aucun accident. Je ne sais pas plus où nous trouvions de la poudre, peut-être chez les Américains.

Des Américains, cette année là, il y en avait partout. Le QG d’Eisenhower et des forces alliées se trouvait au dessus du Chesnay, à Rocquencourt. Il y en avait d’autres installés dur l’aérodrome de Toussus Le Noble. Nous y parvenions, Paul et moi, en traversant le bois des Gonard et une brèche dans leurs fils de fer barbelés. En général, nous étions bien accueillis. Ils nous faisaient monter dans leurs camions et nous donnaient de grandes tranches de pain avec du beurre de cacahuète. C’était délicieux. Nous repartions les poches pleines de chewing gum ou de chocolat. Nous recommençâmes, jusqu’au jour où Maman eut vent de la chose. Furieuse de nous voir quémander comme des mendiants, elle nous interdit de nous approcher de ces Américains. Cela ne nous empêcha pas par la suite, d’arrêter dans la rue le premier GI qui passait et de lui demander effrontément du chocolat, du chewing gum ou même des cigarettes. Cela nous faisait des monnaies d’échange avec les copains. Petit à petit, les Américains eurent consigne de ne pas céder aux demandes des gosses pour ne pas encourager la mendicité et notre petit trafic s’arrêta.

Le samedi soir nous prenions notre bain. Les autres jours nous ne faisions qu’une toilette rapide à l’eau glacée avec un gant éponge passé rapidement sur la figure. Cela suffisait largement. Les brosses à dent ne devaient apparaitre que tardivement. Le samedi donc, Maman allumait dans la salle de bain un antique chauffe-eau à gaz qui avait des ratés et de brusques refoulements. A tour de rôle la tribu devait prendre son bain. Par mesure d’économie, on ne vidait jamais la baignoire complètement. Le suivant rajoutait jusque ce qui était nécessaire pour la réchauffer et s’y plonger.

Le dimanche, nous allions à la messe. Celle de huit heure était plus rapide, moins d’une heure. Maman la préférait. Elle s’installait toujours dans le bas coté, près du cœur, d’où elle pouvait voir l’officiant. A la sortie de la messe, après l’inévitable petite bavette avec ses amies du quartier, nous allions prendre notre lait chez Mme Borie. Les autres jours de la semaine, c’était son mari qui nous livrait à domicile dans sa charrette à bras.

Parfois nous allions à la grand-messe de 9 heures. C’était pour moi interminable. L’évêque la célébrait avec tout l’apparat possible. Le chœur était rempli de chanoines tous aussi vétustes et brinquebalants les uns et les autres, et d’une multitude de séminaristes qui s’agitaient en tous sens sous la baguette d’un maitre de cérémonie. Nous regardions cette agitation d’un œil étonné mais expert, car cela nous rappelait les cérémonies de Verdelais quand Mgr Feltin venait pour les communions solennelles. Il y avait beaucoup de musique, les grandes orgues et les chœurs résonnaient sous les voutes immenses de cette cathédrale. C’était sans doute très beau mais beaucoup trop long. Pour autant que je me souvienne Papa préférai aller à la messe chez les Capucins, à l’autre bout de Versailles.

L’après midi Papa nous emmenait tous au parc. Nous étions alors une huitaine d’enfants, manquaient seuls Jacques et Yves qui étaient encore retenus en Algérie. Bernard faisait le trajet sur les épaules des plus grands. On longeait le potager du Roi par la rue Hardi et pénétrions le parc par les cent marches. Combien de fois les avons-nous comptées, celles de droite en comptait 104 et celles de gauche 98, ou l’inverse. Papa se croyait obligé de nous donner le nom de chaque statue et de nous nous en conter l’histoire. La mythologie grecque me paraissait invraisemblablement compliquée et je n’ai jamais pu la retenir. Mais Papa pensait que cela était nécessaire à notre instruction. Nous allions parfois jusqu’au Trianon, ce qui faisait une bonne trotte. Au retour j’étais fourbu. Alors Maman nous servait un thé ou mieux un chocolat. Après quoi il fallait réviser ses leçons pour le lendemain.

Les parents avaient beaucoup d’amis qui venaient de Versailles ou de Paris. Les Martinot-Lagarde, les Martin-Prevel, les Roussile, les Bergeron, les Augustin et bien d’autres. La réception se faisait alors dans le salon qui ne servait qu’à cette occasion. Sinon c’était une pièce morte qui n’était jamais utilisée en semaine. On sortait les tasses à thé de porcelaine chinoise de la grande armoire vitrée, avec son sucrier sur pied et sa pince à sucre. Si maman avait été prévenue, elle avait immanquablement réalisé un de ses gâteaux fétiches : le cake ou le quatre-quarts. Nous étions alors invités à partager le thé sur la table de la salle à manger attenante. Les invités en profitaient pour commenter notre croissance et combien nous avions changé depuis leur dernière visite. Comme j’étais alors maigrichon, toutes ces dames en profitaient pour palper mes cuisses maigrelettes et commenter les méfaits des restrictions toujours en vigueur. Maman concluait en me surnommant d’un affectueux «petit oiseau tombé du nid ».

La guerre n’était pas encore finie, on se battait encore dans les Ardennes et dans le Pacifique. Si je ne m’intéressais guère aux combats des Alliés, la pénurie des denrées les plus courantes posait un problème quotidien. Le pain, la viande, le café, les produits importés manquaient. C'étai bien pire qu'à Verdelais. Quand Paul mangea sa première banane, il en conserva la peau pendant plusieurs années. A Noël nous eûmes droit à une orange que nous partageâmes avec délice. Je n’en avais jamais mangé auparavant. Il n’y avait pas de charbon, ce qui condamnait le chauffage central. La seule pièce chauffée était le « petit bureau » qui avait droit à un grand poêle Godin. L’hiver nous venions nous déshabiller devant le poêle et vite nous courions vers nos chambres glaciales nous enfouir sous nos édredons. Chacun avait sa carte de rationnement qui tentait de répartir la pénurie au plus juste. Les enfants avaient des cartes « J » et les plus grands avaient les cartes les plus généreuses : « J3 ». Très vite les « J3 » devint l’appellation des toutes la classe d’âge des jeunes qui cherchaient à s’émanciper. Plus tard on les appellera des « Hippies ».

Le matin, Papa écoutait invariablement la T.S.F., les informations et la gymnastique matinale en se rasant. En fait il ne se rasait pas mais s’épilait avec une petite pince et un miroir en déambulant dans le petit bureau. J’imagine qu’il avait du renoncer à se raser de peur de se couper à cause de sa mauvaise vue. Je n’ai jamais vu un autre adulte s’épiler ainsi quotidiennement. Pour moi ce ne pouvait être que douloureux, mais il faisait cela sans se soucier apparemment de ce qu’il pouvait ressentir.

Il partait ensuite faire la tournée des médecins qu’il devait visiter et auxquels il lui revenait de vanter les bienfaits des tonicardiaques des Laboratoires Nativelle qu’il représentait : la Digitaline et la Digitaline-Ouabaïne. Il transcrivait ensuite sur de petites fiches les observations de ses médecins et le soir en rentrant il rédigeait son rapport en le tapant à la machine, le nez sur ses fiches tant il y voyait mal.

Il écoutait la musique. Il avait une collection de 78 tours de musique classique qui s’arrêtait naturellement au XIX° siècle. Le dimanche après-midi il lui arrivait d’écouter à la TSF les concerts Pasdeloup. Mais je ne crois pas qu’il n’ait jamais été au concert avec Maman. Ni au théâtre d’ailleurs. Maman qui adorait le cinéma après la guerre ne m’a jamais évoqué de films qu’ils aient pu voir ensemble. Cela devait leur sembler des dépenses injustifiées compte tenu des urgences auxquelles ils devaient faire face.

En mai 45 survint la capitulation de l’Allemagne. Je me souviens que papa nous emmena sur la place de la mairie à Versailles. A mes yeux de dix ans, il y avait une foule énorme. Je me souviens qu’elle bloquait les passages des tramways. Je me rappelle une musique militaire et surtout un feu d’artifice. Il y avait des militaires partout et beaucoup d’Américains. C’était une énorme fête joyeuse. Il y eut ensuite des bals, mais Papa nous ramena alors à la maison.

L’été quarante cinq fut un des plus chauds. Au début de l’été nous partîmes, Paul et moi en colonie de vacance aux Sables d’Olonnes. Nous logions dans une école en bordure de la ville. Il y avait autour des dunes de sable qui nous séparaient de la plage. Je voyais quasiment pour la première fois la mer, ayant tout oublié d'Arcachon alors que je n’avais que trois ans. Je ne garde pas un bon souvenir de ce séjour. Il n’y régnait pas une atmosphère heureuse. Un de mes cauchemars récurrents fut longtemps la recherche que j’entrepris un soir en peine nuit pour retrouver mon frère. Je garde le souvenir que Paul avait été plus ou moins emprisonné par une bande de gosses, qui l’avait enfermé dans un des innombrables blockhaus qui dominaient la plage avec son réseau de tranchées et de souterrains qui les reliaient entre eux. Encore un rite d’initiation ? Je me rappelle seulement ma peur dans ces tranchées ou je hurlait en appelant Paul, le sable qui me rentrait dans les chaussures et l’aspect monstrueux et menaçant des blockhaus. Je ne connais pas la fin de l’histoire ni sa réalité. Mais ce cauchemar que je refis pendant des années a pratiquement scotomisé tout autre souvenir de ce séjour.

Heureusement dés le retour à Versailles, toute la famille s’est retrouvée à Verdelais. Là je retrouvais mes repères de bonheur : les Allées, le père Géraud amaigri, le maréchal ferrant, Claude Ripaille et les copains, l'air libre. Les grandes ballades à bicyclettes, les baignades à la Garonne. Les visites chez les amis des environs : les De Vathaire, les Dufilhot, les Béhaguels. Les grandes parties de gendarmes et au voleur, Ce fut l’été des dernières ballades avec Papa. Je n’ai le souvenir que de ciel bleu et de grand soleil. Cela dura jusqu’à mi septembre. Après la fête de Verdelais, ses processions et ses offices, la fête foraine des Allées, ses manèges retrouvés, sa barbe à papa, son bal du samedi soir, il nous fallut rentrer à Versailles pour une année qui allait être la plus sombre de mon enfance.


***

La mort de mon père



En 1945, la rentrée scolaire eut lieu le premier octobre. Comme à l’habitude, tous les élèves étaient rassemblés dans la cour d’honneur du Lycée Hoche, devant la chapelle. Je retrouvais notre pion, célèbre dans tout le Lycée pour son béret crasseux enfoncé jusqu’aux oreilles pour cacher sa calvitie, que nous surnommions « TDM » abréviation de « Tète de Mort ». Il y eut l’appel des nouveaux et leur attribution de leur classe. Après quoi, la notre se regroupa et nous gagnâmes en rang le petit Lycée. Admis à redoubler, je me retrouvai toujours en septième avec le même professeur, monsieur Gerbeaux.

Sans doute étais-je maintenant plus acclimaté au rythme lycéen, j’eu les premiers temps l’impression de mieux suivre le programme. Je me souviens que le 12 octobre, je venais d’avoir une de mes premières bonne note, en histoire je crois. J’étais donc assez fier de pouvoir annoncer à Papa cette note, ce qui me changerait des remontrances de l’année passée. Bien sur je n’attendais pas de mon père des félicitations très chaleureuses mais plutôt à une de ses habituelles remarques glacées du genre : « Au royaume des aveugles les borgnes sont rois. » Mais c’était mieux que rien. Je me voyais donc au niveau des borgnes. C’était pour moi un progrès. Et je savais que malgré tout cela lui ferait plaisir.

Nous étions sortis un peu plus tard ce jour là. Lorsque j’arrivai à la maison, je sentis d’emblée au silence inhabituel qu’il se passait quelque chose de grave. Un agent de police était venu annoncer que Papa avait été victime d’un accident. Il était hospitalisé à l’hôpital de Neuilly. Maman était aussitôt partie le voir avec Monique et Marie. Nous attendions. Je ne mesurai pas encore l’importance de ce qui se passait mais l’inquiétude était lourde. Ce n’est que le soir, au retour de Maman que je compris avec certitude que je ne le reverrai plus et que la vie ne serait jamais plus ce qu’elle avait été. Je me souviens des yeux rougis et des pleurs de Maman que je n’avais jamais vu pleurer auparavant. Je me souviens du silence oppressant qui régnait à table, du bruis des cliquetis des couverts, de notre gorge serrée, de notre in-appétits. J’avais totalement oublié ma note d’histoire. C’était le passé. Il fallait faire maintenant avec ce creux, cette absence.


J’appris plus tard la circonstance de l’accident. En traversant l’avenue de Neuilly, il avait voulu éviter un convoi de camions américains et il n’avait pas vu en traversant arriver une camionnette qui survenait du mauvais coté de son champ de vision. Renversé, il avait eut une fracture du crane. Il avait cinquante ans, j’en avais dix.

Je ne l’ai guère connu. En cinq ans de guerre et de séparation je ne l’avais vu que pendant quelques vacances scolaires, trois semaines l’été et toute cette année scolaire 44-45. Je ne lui ai pas connu de geste vraiment affectueux. Mon seul contact physique était lorsqu’il me prenait sur ses épaules. Je lui serai le cou de mes jambes et j’avais le sentiment de dominer le monde. Trop petit, je n’eus jamais de conversation avec lui. Seulement des observations à propos de mes insuffisances scolaires.

Plus tard, bien plus tard, j’appris par ma mère, mes frères et sœurs et certains de ses courriers combien ses enfants et leur avenir constituaient sa préoccupation principale. Leur réussite scolaire était pour lui le gage de leur réussite future. Il fut certainement plus proche de ses aînés que de ses petits derniers. Il maniait une ironie parfois caustique comme celle de son père. Comme lui, mince, nerveux, plutôt petit, toujours actif. C'était pour moi un homme droit et sévère mais lointain. Affectueux sans excès. Pudique et réservé, et comme beaucoup de Sentilhes, il n'extériorisait guère ses sentiments.

Je n’ai strictement aucun souvenir de son enterrement. Toute cette période est noyée dans une brume épaisse. Je me rappelle seulement le silence étouffant durant tous ces repas qui suivirent. Puis plus tard, bien plus tard, des jours ou des semaines plus tard, un rire fut accepté à table. De cela je me souviens. Il eut un effet libérateur. Quelqu’un dit : il faut vivre. Et la vie reprit.

Du moins en apparence. De toute cette année scolaire je ne garde que le souvenir d’avoir un jour imité la signature de Maman sur mon carnet de notes. Sans doute une mauvaise note de plus que je n’osais lui montrer dans l'état d'accablement où elle était encore. Evidement monsieur Gerbeaux s’en aperçut. Ma mère en fut doublement mortifiée. L’affaire fut étouffée et mise sur le compte du décès paternel. A distance, je sais maintenant que rien n’était résolu.


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Annexe :
Trois courriers de Thérèse, Paul et Bernard, relatant leurs souvenirs de ces jours douloureux.

LA MORT DE MON PERE. Paul Sentilhes.

C’était le 12 octobre 1945, il y a aujourd’hui soixante ans, à cinq heures de l’après-midi. Maman avait entrepris un travail de couture et installé sa machine à coudre sur la terrasse entre la buanderie et la salle à manger. Il faisait beau. Je venais de rentrer du lycée. Il y avait du monde, des cris, du bruit, de l’animation autour du goûter, quand la sonnette de l’entrée devant la chaudière sonna. "Quelqu’un va ouvrir ?" dit Maman, couvrant le brouhaha.
Je ne sais plus qui y est allé, mais sans doute l’ai-je suivi car je vois encore cet agent de police dans l’encadrement de la porte, sa pèlerine roulée sur son bras, et son képi sur la tête, demandant Madame Sentilhes. Maman quitta sa machine à coudre et dans la pénombre de l’entrée elle entendit : "Madame votre mari a eu un accident. Il est à l’hôpital de Neuilly." - "Qu’est-ce qui lui est arrivé ?" - " Je ne peux rien vous dire de plus… le mieux serait que vous y alliez."

Le soir est tombé tout d’un coup. Aller à Neuilly, depuis Versailles, où, comment ? J’ai le souvenir que la décision a été prise rapidement : Les petits resteraient là et Maman irait avec Monique et Marie qui n’était pas encore rentrée mais qu’on a pu prévenir très vite.

Arrivées à l’hôpital, elles demandent la chambre de M. Sentilhes. La bonne sœur de l’entrée regarde son registre et dit qu’il n’y a personne de ce nom. "Si, regardez bien, il a dû entrer cet après-midi." "Non, vous devez vous tromper… allez donc demander à la Sœur de l’étage."
Maman sortit et dans un couloir aperçut une infirmière qui lui confirma qu’elle n'avait pas d’accidenté dans le service. A ce moment une sœur passait et en se retournant dit à la cantonade : "Ce doit être celui de cet après-midi qu’on a mis directement au sous-sol " "Oui, reprit l’infirmière, allez-y voir."

Au sous-sol, c’était la morgue. On lui fit reconnaître le corps. Dans quel état était-il ? On ne l’a jamais su. Monique, mais longtemps après, disait qu’il était broyé, méconnaissable. Pourtant on a parlé plutôt d’un choc ayant entraîné la mort. Etait-ce pour ne pas nous impressionner et ne pas nous dire qu’il était déchiqueté ?

Comme elle était encore dans le couloir, un homme était là. Il s’approcha et se présenta comme quelqu’un qui était chargé du dossier. Il raconta qu’en effet une camionnette avait renversé sur l’Avenue de Neuilly un homme qui traversait l’avenue en diagonale, sans doute pour passer avant un convoi américain qu’il avait aperçu de l’autre côté sur sa droite. Il n’avait pas vu, venant à sa gauche, une camionnette qui le heurta à la tête. Maman aurait alors expliqué qu’il avait été blessé à la guerre, qu’il avait été trépané et qu’il ne voyait pas sur les côtés.

Très vite ce monsieur - On apprit plus tard qu’il était envoyé par l’assurance de l’entreprise propriétaire de la camionnette – invita Maman à s’asseoir. Il rédigea une note confirmant qu’il s’agissait d’un blessé de guerre, qu’il n’était pas sur un passage clouté, et que donc Maman ne poursuivait pas le chauffeur de la camionnette. Maman la signa et cette version devint la version officielle.

Paul, 12.10.2005.

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LA MORT DE MON PERE. Thérèse Bergeron


Ce jour-là, j'avais quinze ans, et j'étais à la maison à travailler dans la grande chambre du fond, sur la longue table où nous faisions nos devoirs. Maman partie à Neuilly, je me souviens m'être demandé : "Qu'est-ce qu'on ressent quand une nouvelle douloureuse vous atteint ?" En fait, on n'a pas mal, mais, c'est sûr, cela va être douloureux!

Puis, dans la rue, a surgi une voiture-réclame tonitruante, et je me suis dit : pour les autres, la vie continue. Et depuis, chaque fois que j'entends ce genre de voiture annonçant un cirque ou autre, je me revois ce jour-là avec ma douleur encore incertaine.

Puis il y a eu l'enterrement où je vis toute ma classe !!! Pourtant, nous n'étions que le 12 du premier mois de classe! J'étais revenue au lycée parce que la Légion d'Honneur ne rouvrait cette année-là qu'à Grenoble et papa m'avait proposé de revenir à Versailles, puisqu'on reconstituait la famille et qu'une naissance était annoncée pour le 21 mars.

La chape de plomb sur la maison était immense! Mais dans le quartier aussi. et je me souviens du réflexe des gens du quartier de faire une quête pour nous aider financièrement et le réflexe horrifié de maman ne voulant rien accepter. La pauvre dame est repartie bredouille.

C"est Yves qui est allé prévenir le laboratoire Nativelle où papa était représentant médical auprès des médecins du département. Il avait 20 ans. Les difficultés, quatre mois après l'Armistice, étaient immenses et...la circulation automobile reprenait peu à peu. Cela explique peut-être le peu de méfiance de papa pour traverser une aussi grande avenue que l'avenue de Neuilly !

Je me souviens encore que, au cours d'un repas, plus tard, maman dans sa candeur, nous fit remarquer qu'il fallait restreindre nos dépenses, on avait encore les tickets d'alimentation. Il fallait choisir si on supprimait la viande ou le beurre, car nous étions tous en pleine croissance !!! C'est curieux comme cela m'a frappé ! Autre détail du même genre, nous avons eu droit aux distributions du Secours Catholique et j'en suis ressortie avec des belles chaussures dessus en cuir et semelles de bois!

Inutile de dire la longueur de cet hiver qui fut particulièrement froid, mais, étant pour la première fois externe, j'ai pu aller aux guides et découvrir les camps scouts. C'est là que j'ai pris en horreur les cimetières glacés et que je ne m'en remets pas, ça dure!

Encore autre chose, nous allions voir grand'mère Fauvel qui était au 23 rue Méchain dans une maison de personnes âgées, où une dame bien intentionnée dit à maman : " Mais ici nous sommes toutes des veuves, voyez !". Grand'mère fit beaucoup pour aider maman à finir ses fins de mois, je la vois encore lui remettant son chèque venu de la grande cour, du fermage que payait Lendemaine. Ce n'était pas du goût de la Mouth ( Tante Mimise), qui le faisait savoir.

Voilà quelques petits détails situant l'ambiance que nous avons connue, mais l'absence de papa restait en chacun de nous, et c'est assez indescriptible, sauf que plusieurs d'entre nous n'étaient pas bien dans leur peau ce qui se reflétait en classe particulièrement. Mais c'était des années de rattrapage, on comblait les trous et défaillances de la guerre et on était heureux de tous ce qui reprenait vie.
Thérèse, 01.11.2005
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LA MORT DE MON PERE, Bernard Sentilhes.


Il était 4 heures 30 ou 5 heures du soir, l'heure du goûter, avec ces "baguettes" de chez "Bincaz" qui
se tartinaient par tiers ou même demi-baguettes, dans la cuisine du 8 de la rue Saint Louis . J'étais alors
un petit "nouveau" à Versailles.

Nous avons du remonter à Versailles vers le premier octobre 1944 ou même seulement 1945: je ne me souviens pas. J'étais né à Verdelais, et nous y avions passé toute la guerre. Et j'avais tout juste 5 ans en octobre 1945.

Je me souviens d'une arrivée au 8 de la rue Saint Louis, un soir sombre d'automne : Mon lit cage était au pied du grand lit de la "chambre des filles", celle qui donne sur le jardin. Il y avait un plafonnier avec une grosse boule en porcelaine pour faire remonter l'ampoule et son abat-jour en verre vers le plafond ou l'orienter avec une ficelle pour privilégier un coin de la pièce : elle se balançait au-dessus de ma tête…. Et on entendait le long sifflet strident des trains à la gare des Chantiers...

Je me souviens de mon père, un homme qui se mettait debout au coin du "petit bureau" dans cette pièce du même nom. Il avait une petite lampe en verre avec une flamme de pétrole. Il tenait une pince à épiler, il se tapotait la joue ou le menton avec elle, et tentait de voir ce qu'il faisait avec une petite glace dans l'autre main : Et cela durait très longtemps...

Après, bien après, sa photo trônait dans un cadre avec un gros rebord en cuir : C'est cette photo que j'ai moi aussi dans mon salon, à Montauban, dans un petit coin, comme vous tous, avec celle de Maman.

J'ai beau avoir cherché dans tous les lobes de mon jeune cerveau de l'époque, je n'ai pas d'autre souvenir de mon père : Tout le reste m'a été soit raconté ( bien peu : on ne parlait pas de cela à la Maison) soit imaginé à partir de quelques éléments vus, comme par exemple son uniforme dans la huche de la salle à manger, quelques photos, ses décorations dans le secrétaire de Maman...

Si : un seul autre souvenir, le 12 octobre 1945…

La sonnette de l'entrée retentit : Maman demande que l'on aille ouvrir, comme à son habitude, en criant « qui va ouvrir ? ». Je me suis précipité, comme d'habitude, car c'était l'heure du goûter, et c’était de mes compétences de benjamin de la maison à cette époque.. Je suis monté sur la pointe des pieds, et j'ai atteint le bouton doré d'ouverture de la grande porte d'entrée et situé à droite de la porte à coté de la chaudière, sous les compteurs : Il était bien haut pour mes 5 ans.

Je ne me rappelle pas si quelque "grand" frère était derrière moi pour "voir" qui avait sonné, comme c'était fréquent. Deux policiers avec leurs capes sur les épaules sont apparus dans l'encadrement de la grande porte, ont fait quelques pas et m'ont demandé si "ma maman était là". Je crois bien l'avoir appelé bien fort en courant dans le petit couloir. Maman a été leur parler dans la salle à manger...

A partir de ce moment là, tout a été chamboulé dans la maison... Et tout cela dépassait largement mon entendement. Je ne me souviens de rien, absolument rien, à partir de ce moment là. Sinon que rien ne serait plus comme avant à compter de ce jour...

Ce que je vais dire maintenant, peut offusquer certains, mais ce fut ma perception durant des dizaines d'années, et mon vécu propre : J'ai vécu jusque très tard avec l'idée ressentie simple que je n'ai pas eu de père.

Ma mère, Maman, en a tenu le rôle majeur. Il y avait par ailleurs en lieu et place de cet homme, une fratrie abondante de frères et sœurs qui avaient bien l'intention de subvenir à mon éducation en suppléance: De Jean à Paul, j'ai eu beaucoup de parents, à des degrés divers, bien sûr, et évidemment selon la présence de chacun "à la maison", et aussi selon leur caractère.

Par exemple, je me souviens de raclées magistrales se terminant sous la douche, administrées par mes frères-parents à cause des "friands" du dimanche soir dont "on" m'imposait de manger la saucisse. Il y eût beaucoup de "colères" de ma part, car j'étais assez têtu selon les dires de mes sœurs.

Par exemple, je me souviens des "conseils de famille" ou réunions en tenant lieu, pour déterminer les orientations scolaires de chacun, sans qu'obligatoirement leur propre désir ne soit toujours pris en compte. Je me souviens des discussions sans fin d'après dîner dans le "petit bureau". Tous les aînés invitaient leurs amis et connaissances autour d'une table ouverte : de quoi rêver pour le gamin qui écoutait tout cela dans un petit coin, sans bruit, pour ne pas qu’on le prie d’aller se coucher.

Tout cela ne laisse pas grande place pour le souvenir de mon père.

Comme par "hasard", mes copains d'enfance ou boy-scouts n'avaient plus leur père, à la suite de la Guerre, celle de 1939-45, avec les honneurs militaires. Et compte tenu des sentiments peu militaristes de la "tribu Sentilhes", je dois reconnaître que cet homme, mon père, dont personne dans la famille ne m'a jamais parlé, même et surtout par pudeur Maman, je l'ai effacé de ma mémoire.

Je me suis fait à l'idée que je n'avais pas eu de père.

J'ai eu l'impression de vivre "libre", plus libre en tous cas que bien des jeunes de mon age soumis à la tutelle de pères qui me sont apparus plus ou moins despotiques dans leurs familles respectives. De mon coté, j'ai vécu avec Maman une relation toute de sensibilité, de bonté, mais aussi d'autorité douce, le tout sans ou avec très peu de mots dits entre nous. Et puis, il y a eu Marie, ma seconde mère...

Il a fallu que j'atteigne un age "avancé" pour que, en réfléchissant à la manière « psychanalytique », il m'apparaisse au fil des lectures que, même absent, même mort, Papa avait été un Père, même pour moi :
pas un père autorité de la famille, pas un père "qui fixe les limites",
pas un père qui éduque, qui est un repère, qui est un orienteur
mais plutôt celui dont je viens, mon origine.
Mon père, mon Papa, qui m'a conçu avant son départ pour la Guerre, par amour, et qui m'a sans doute aimé pendant ces 5 années difficiles.

Bernard Sentilhes, 30 octobre 2005






[1] L’équivalent actuel du CM2, avant la sixième.