6- Le blé en herbe. 1950-1954.

LE BLE EN HERBE

1950-1954.

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En 1951, j'entrai en seconde. Cette classe allait marquer un tournant. J'avais en réalité seize ans. Mon nouveau professeur de français et latin, monsieur Lotholary, était un agrégé de lettre qui ne s'en laissait pas compter. Une autorité naturelle qui imposait le respect et annihilait toute possibilité de chahut. De plus il était intéressant. Je commençais à écouter. Un début de changement; Cela ne m'empêchait pas de continuer à avoir de mauvaises notes car je n'avais manifestement pas le niveau. En classe de math, je découvrais la géométrie dans l'espace qui me fascinait – cela correspondait sans doute à ma mémoire visuelle - alors que j'étais nul en algèbre. Les sciences naturelles aussi me plaisaient.

Ce fut l'année où je découvris la musique. Entre midi et deux heures, tous les vendredis, un jeune professeur nous faisait découvrir les joies de la musique sur les premiers disques vinyles. Il nous apprenait à comparer le même morceau joué par plusieurs interprètes. A exprimer notre sentiment. Il nous fit comprendre l'évolution de la musique du dix-huitième au dix-neuvième siècle. Il nous fit découvrir le romantisme. J'entrais dans un monde nouveau.



1952.Cette découverte de la musique allait se complétée une année plus tard par nos réveils en musique au collège de Juilly où j'allais être- pensionnaire. Car monsieur Lortholary qui était mon professeur principal, s'était opposé à mon passage en première estimant sans doute avec quelques raisons que je n'avais pas le niveau. S'en était ensuivi un certain nombre de discussions sur mon avenir. Un psychologue –malin- avait conseillé de m'orienter vers le dessin technique puisque je savais dessiner. Il confondait dessin de création avec représentation technique. Encore un nul. Un autre conseilla Maman à me changer d'établissement et de cadre pédagogique, la persuadant que je pouvais évoluer. Celui là avait raison et ce fut fait. Il fut décidé que je serai pensionnaire mais qu'auparavant il me faudrait suivre un cours de rattrapage.

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C'est au début de cet été 1952, le 2 juillet, que grand-mère Fauvel décéda. Celle que j'allais voir régulièrement dans son couvent de la rue Méchain. Elle avait 91 ans. Elle était sans doute à l'époque la seule personne avec laquelle il m'arrivait de converser. Nous jouions aux cartes, le plus souvent à la "Crapette". Je n'avais pas compris qu'elle pouvait disparaitre. Je voulais la voir. Maman était restée dans son petit salon et j'entrai dans sa chambre où elle était étendue pale, cireuse et immobile. C'était la première fois que je voyais un mort. J'étais assez paralysé. Je n'ai pu l'embrasser. Je lui ai simplement touché le nez. Il était froid, glacé. Je m'en retournais vivement dans le petit salon avec les vivants. Je m'en voulus longtemps de cette paralysie.

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Nous étions à Verdelais quand mon frère Louis me proposa de me montrer son hôpital à Bordeaux. Il finissait alors ses études de médecine dans le cadre du Service de Santé Navale. Ce fut une découverte et l'expérience me marquât. C'était un service de chirurgie. Il me fit enfiler une blouse blanche et m'installât dans une coupole en verre qui surplombait la salle d'opération. J'avais compris qu'il s'agissait d'une ablation de vésicule biliaire ou de quelque chose d'approchant. Je ne savais même pas où se trouvait cette vésicule. En dessous s'affairaient des personnages vêtus de blanc, encagoulés, autour d'un tout petit espace sanguinolent où je ne distinguais rien d'intelligible. Il y avait de brèves exclamations, des changements de position des intervenants. Je ne comprenais rien, mais j'étais fasciné par le spectacle et la mise en scène. A coté de moi se tenaient des étudiants, futurs médecins. L'un d'eux me demanda en quelle année j'étais. Je lui répondis : En seconde. Il me regarda avec admiration pensant que j'étais en seconde année de médecine et que j'étais bien jeune. Je n'eus pas le courage de le détromper.


LouisA la fin de l'intervention Louis vint me chercher pour assister à la consultation. Je regardais passer les patients qui avaient été opérés, qui avaient un plâtre. Jusque là cela allait bien. Puis arriva un malheureux qui avait un énorme panaris. Le doigt gros comme une courgette blanc-violacée. Le médecin me demanda alors de lui tenir le poignet pendant qu'il incisait l'abcès. Ce fut à peine si je vis le pus s'écouler que je tombais dans les pommes et m'écroulait. Des infirmières accoururent, on me mit dehors où je retrouvais mes esprits. Louis arriva et se moqua de moi. J'étais furieux mais décidé à devenir médecin si je le pouvais.
                                                       
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Bertranon.
A l'Ecole de Santé Navale de Bordeaux, avec son bel uniforme blanc, Louis était la coqueluche de toutes ces demoiselles bordelaises. C'est ainsi que nous fîmes connaissance de celles qui habitait le château de Bertranon, sur la route de Cadillac. Très vite cela devint un de nos points de ralliement. Chaque année, la fille de la maison, Jacqueline Chaumette, y organisait une garden-partie avec des concours et des jeux, pour les plus jeunes comme pour les plus âgés, assortis de lots ou de trophées dans uns ambiance bon enfant. Puis vint l'organisation annuelle d'une petite pièce théâtrale. Cela dura quatre ou cinq ans, au début des années cinquante. C'était en général des opérettes des années trente ou quarante dont les livrets étaient simplistes mais dont les thèmes musicaux étaient suffisamment entrainants pour devenir les rengaines de l'été


[*].
C'était "l'oncle Ga" qui créait le fond musical au piano. C'était un pianiste de "caf-conç" qui jouait habituellement dans les bistrots et autres lieux du même acabit. Il était capable de jouer toute la nuit, ce qu'il fit un jour où il y eut une panne d'électricité et où il remplaça le tourne-disque jusqu'au petit matin. J'ai appris bien plus tard qu'il avait fini par avoir des ennuis avec la justice pour une obscure histoire de mœurs. Pour nous il resta un merveilleux boute en train musical.

Le début des vacances était consacré d'abord à la répartition des rôles. J'entendais les disputes autour des premiers rôles qui étaient dévolus aux ainés. Je sentais venir ces petites querelles d'amour propre rituelles. Pour les plus jeunes, on nous trouvait toujours des petits rôles secondaires mais qui nous tenaient à cœur. Venaient ensuite les répétitions sous la houlette de Jacqueline Chaumette qui s'improvisait metteur en scène. Cela se passait dans la pénombre du château dont les volets étaient moitiés fermés pour éviter la chaleur du cagnard. Parfois elles étaient interrompues pour un aller et retour et une baignade à la Garonne qui était à deux pas. Et les répétitions reprenaient. Et puis il fallait préparer les déguisements. Retrouver dans les malles de vieilles défroques du début des années trente, des chapeaux melons ou des coiffures extravagantes pour les femmes. Plus c'était outré, plus c'était drôle. Affublé de mon costume, je me sentais habité de mon personnage, et j'oubliais ma timidité. C'était magique.

Venait alors le jour de la fête. En début d'après midi, on jouait "la générale", dernière répétition en costume avant celle du soir. Y étaient invitées les vielles dames, les personnes âgées et ceux qui voulaient se coucher tôt. Cela se déroulait dans le hall d'entrée du château de Bertranon, devant l'escalier d'honneur, volets fermés. Nous étions tous excités. Bien entendu, il y avait des cris, des colères contre ceux qui étaient en retard ou qui ne retrouvaient plus un accessoire, une canne, un chapeau. C'était la fébrilité des instants avant-coureurs. Puis commençait la pièce et tout se déroulait comme prévu, un miracle.
Plume au vent, Bertranon. C'est moi qui aie la casquette.
On recommençait le soir. Cette fois la salle était comble. Tous les amis des environs avaient été invités. Il en venait de Bordeaux ou encore de la Chalosse, à la limite du Gers que connaissait bien Jacques. Je redoutais et souhaitais les trois coups fatidiques de l'ouverture. Il ni avait pas de rideau. On allumait simplement les lumières et quelques projecteurs plus ou moins bricolés. Sur l'escalier, en coulisse, nous guettions les rires, l'atmosphère, mais aussi les trous de mémoire inévitables rattrapés par Jacqueline Chaumette qui soufflait à mi-voix. Nous reprenions en chœur les airs musicaux les plus entrainants. Puis venait mon tour, rarement pour plus de deux ou trois répliques, mais cela suffisait pour me donner une importance de quelques instants. Surtout si après la pièce, quelques compliments bienveillants venaient confirmer mes qualités d'acteur.

La fête se poursuivait par un buffet, puis par une soirée dansante qui se finissait aux aurores pour les ainés. Au début, les plus jeunes devaient rentrer toujours trop tôt. Quitter la fête était un arrachement que nous tentions de repousser le plus tard possible. Les années passant, je pus rester comme les ainés jusqu'au lever du jour. C'est là que j'appris à danser. C'est là que je connus mes premiers émois sentimentaux. Au début nous apprenions des danses compliquées comme le Quadrille des Lanciers. Les couples se croisaient en se saluant très bas puis s'échangeaient au son d'une musique un rien militaire, début de siècle. Cela tenait du ballet, c'était très joli, suranné mais joyeux et amusant. On m'apprit aussi la polka que j'adorais, puis la valse. Ce ne sera que plus tard que vinrent les danses modernes de l'époque : le pasodoble, le tango. J'étais déjà peu doué, le swing ou le be-bop étaient trop rapide et je préférais le slow. C'était Suzanne Aron qui avait quatre ou cinq ans de plus que moi qui entreprit de m'apprendre avec patience les différents pas.

Je lui étais reconnaissant de me sortir de mon quant-à-soi et un tantinet amoureux sans vouloir me l'avouer. Qu'est ce que j'en savais ? Je la collais un peux. J'avais quoi, quatorze-quinze ans. Mais elle, elle avait les attirances de son âge. Je me souviens l'avoir suivie jusque dans les ombres des chais du château, à peine éclairés par son portail entrouvert, où elle avait retrouvé un de ses amoureux du moment. Je me souviens de cet instant et du pincement au cœur. Jalousie ? Je n'y connaissais vraiment rien. Mais ces premiers émois faisaient de ces fêtes estivales de Bertranon de merveilleux moments de découverte et de bonheur.


* Et bien sur le petit abbé sélectionna les deux acteurs principaux parmi ses anciens complices. Nous eûmes des heures de répétition avec le prof de math au piano dans ce petit théâtre que nous connaissions si bien. Il nous fallait déjà apprendre les airs. Offenbach n'est pas si facile. Ensuite il nous obligea à parler distinctement car ce sont les paroles qui sont drôles. Après c'était la mise en scène qui devait déclencher les rires, ce fut l'œuvre de l'abbé. Les costumes étaient faciles. Nous nous sommes bien amusés, y compris le prof de math qui s'était piqué au jeu. Le jour de la fête, la scénette eut un franc succès du à la bouffonnerie du texte autant que de la mise en scène. Il parait que même le directeur du collège, un Oratorien philosophe au visage sévère, esquissa un sourire et des applaudissements. De mon coté j'avoue que j'y pris du plaisir.

                                                                                   ***    
Le collège de Juilly.

 
Il avait donc été décidé que, pour me tirer de mon échec scolaire, j'allais suivre pendant le mois d'aout un cours de rattrapage dans un collège au nord de Paris, le collège de Juilly tenu par des Oratoriens. J'imagine après coup, ce que cela a du couter à Maman et je suis persuadé qu'elle fut aidée par les ainés, Jean Sentilhes ou Jean Bruley. J'étais d'accord et je m'y suis bien intégré. Je découvrais un cadre structuré, une autre pédagogie et un discipline toute à fait nouvelle. Au point qu'à la fin de l'été, après quelques progrès, le collège proposa à maman de me garder pour l'année suivante avec une bourse. Ce fut accepté.


Tous les dimanches soir j'allais prendre mon autocar à la porte de la Villette pour arriver en pleine nuit dans les hauts murs du Collège. Réveil à six heures avec une heure d'étude avant le début des cours. Coucher à neuf heures, une demi-heure de lecture au lit. Nous avions d'immenses dortoirs de trente ou quarante lits à l'entrée duquel se trouvait la chambre du surveillant qui n'était délimitée que par des rideaux. C'était l'abbé Larralde, un petit béarnais râblé, tout jeune, astucieux et peu conformiste. Il avait décidé de nous réveiller le matin en musique. Et chaque matin nous avions droit à un compositeur différent, au début à faible volume, puis de plus en plus fort jusqu'au lever. J'adorais ces petits levers en musique qui complétait mon initiation précédente.

Coté scolaire, je fis indéniablement quelques progrès. De nul, j'arrivais péniblement à me hisser à peu près à la moyenne. La pente était rude. Arrivé au Bac je fus collé de peu de points mais collé quand même. Je passais en septembre avec une petite mention qui me valut d'être repris au Lycée pour la terminale.

A Juilly, je m'étais fait quelques copains. Le plus proche était Claude Lespinasse que tout le monde connut plus tard sous son nom d'acteur : Claude Brasseur. Il voyait peu son père et n'en parlait jamais. Ce n'est que plus tard que je découvris qui était son père, Pierre Brasseur. Sa passion était à l'époque de faire voler en rond des petits avions miniatures à moteur à essence que l'on maintenait au bout d'un câble. Il m'entraina deux trois fois à la porte de Saint Cloud où se trouvait son club.

C'est avec lui - et un autre camarade dont j'ai oublié le nom - et avec notre petit abbé Larralde que nous fîmes notre meilleur coup. C'est l'abbé qui nous avait suggéré l'idée. Il était manifestement agacé par une certaine pompe qui régnait aux offices dans la chapelle. Depuis quinze jours nous préparions notre projet. Nous avions fait nos travaux de reconnaissance. Une nuit, il nous réveilla quand tout le collège dormait. Furtivement, à la lumière de nos lampes de poches, nous dirigeâmes dans le noir des couloirs vers la chapelle. Elle nous paraissait immense éclairée par nos seules petites loupiotes. Le but était de subtiliser le drapeau du collège qui trônait dans le cœur pour le cacher dans les combles du théâtre. Après l'avoir roulé dans un drap pour ne pas l'abîmer, il nous restait, à travers d'autres couloirs touts aussi sinistres, à aller jusqu'au petit théâtre. Et dans ses coulisses qui nous paraissaient fantasmagoriques sous nos lumières mouvantes, il nous fallut trouver une cache qui ne soit pas découverte trop vite. Puis regagner à travers ces couloirs sans fin nos lits sans réveiller les camarades du dortoir. Le sommeil qui suivit fut surement agité.

Ce n'est que vers midi que la rumeur couru que le drapeau du collège avait été volé. Aussitôt la même rumeur affirma que c'était un drapeau d'une valeur inestimable, que les franges et les broderies étaient en or pur, que c'était un vestige de la guerre de 1914 quand les Allemands étaient arrivés aux portes de Paris. Bref, c'était une affaire d'Etat ! Nous commencions à avoir un peu peur et nous nous demandions si nous n'avions pas commis une erreur impardonnable.

Le lendemain, ce fut pire, quand nous vîmes arriver la gendarmerie, les képis enquêter et interroger à tout va. L'abbé Larralde nous réunit discrètement et nous et nous convainquit qu'il fallait mettre un terme à cette menace disproportionnée. Dés le soir, nous nous assurâmes que les gendarmes avaient pliés bagages. Et la même nuit, nous refîmes le chemin en sens inverse, aller chercher le drapeau dans les coulisses et les toiles d'araignées du théâtre, gagner la chapelle et ses hautes voutes glacées, replacer le drapeau dans son fourreau et regagner à pas de loup nos pénates dans le dortoir. Nous étions cette fois-ci morts de peur, persuadés que si on nous découvrait, nous finirions la nuit en prison. La nuit fut peuplée de cauchemars. A l'office, au petit matin, le drapeau trônait dans le cœur, auréolé de sa gloire toute récente. Le père supérieur fit une brève remarque sur ce retour inopiné qu'il attribua au ciel. Il n'était pas dupe. Il avait bien compris qu'il s'agissait d'une blague – de mauvais gout – mais qui ne justifiait pas les foudres de la police et de la justice. L'affaire fut donc apparemment enterrée. Nous ne sûmes jamais s'il avait deviné les auteurs de ce canular. Je ne crois pas avoir jamais raconté la chose à ma mère.

Au troisième trimestre était prévue la fête du collège. Chaque classe devait produire sa scénette. Les premières et les terminales étaient les plus élaborées. C'est le professeur de mathématique qui s'en chargea pour les premières. Avec l'aide de l'abbé Larralde - encore lui – qui la trouvait tordante le choix se fit sur une petite opérette d'Offenbach. Les Deux Aveugles.


Juilly, monôme du Bac, 1953.Nous étions les ainés du collège et on nous avait demandé d'accompagner la promenade des plus jeunes des classes de primaire le jeudi. C'étaient de longues promenades sous le ciel d'hiver uniformément gris et désolé de la Brie entre des champs labourés consacrés à la monoculture de la betterave. Je leur racontais parfois des histoires qui faisaient paraitre la promenade moins longue. Je m'étais fait un ami d'un jeune garçon de septième qui trouvait toujours le moyen de me tenir la main. Je me souviens que sa mère était très jolie et que je me débrouillais toujours pour l'accompagner quand elle venait le chercher. A la fin, cette amitié un peu particulière finit par paraitre suspectes à certains. Cela entraina des jalousies que j'étais loin de percevoir. Ce fut l'abbé Laralde qui me prit entre quatre yeux pour tenter de m'expliquer que cela faisait jaser et qu'il fallait que j'interrompe ce favoritisme sous peine de laisser penser à une homosexualité latente. Je tombais des nues; J'ignorais le mot et encore plus sa signification. Je n'ai rien compris. J'ai interrompu toutes mes promenades avec les jeunes classes, la mort dans l'âme, car je me supprimais la possibilité de revoir la jeune mère que je trouvais si belle. Ce ne fut que des années plus tard que je compris la signification de ses insinuations.

Je ne sais ce que devint cet abbé qui durant toute cette année de pensionnat m'accompagnât et qui, sous ses airs malicieux, rieurs et non conformistes, sut me conseiller et m'orienter positivement. Il devait partir l'année suivante pour poursuivre ses études au Vatican ! Mes courriers n'eurent pas de réponse. Il disparu et je n'en ai plus jamais entendu parler. Fut-il même ordonné prêtre ? J'ai toujours eu beaucoup de mal à l'imaginer entrer dans le clergé sans en secouer les rites.

                                                                   ***
Fin juin, madame Chupin nous autorisa Gonzague et moi à passer trois semaines dans la villa que la famille Chupin avait à Saint Lunaire, prés de Dinan. Villa début de siècle typique à mi-distance entre la plage de Longchamp et la pointe du Décollé. Trois semaines de liberté totale. Nous prenions nos repas dans une pension qui ressemblait étrangement à la pension des "Vacances de Mr Hulot" de Jacques Tati. Même bruits de porte, mêmes pensionnaires, mêmes rituels des repas. L'essentiel de nos occupations était la pèche au crabe dans les rochers du Décollé et la voile sur un "Vaurien" qu'il nous fallut remettre en état. Gonzague me fit découvrir la voile, ses plaisirs et ses contraintes, l'exploitation des courants et des marées qui sont particulièrement fortes dans la région de Saint Malo, la découverte des Iles Issambre au large. Il avait ses entrées au Yachting Club. Nous fîmes la connaissance d'une jeune personne, Jacqueline Hodanger. Famille très BCBG. Nous l'emmenâmes en bateau. Elle était un peu farouche et moi je me laissais prendre au piège. Premier amour.

Je passai le reste du mois de juillet à Verdelais, puis dès le premier aout, j'entrai au Collège Fénelon, une "boite à bac" située derrière Saint Augustin. Un mois de pensionnat encore pour obtenir enfin ce fameux diplôme : le Bac avec, s'il vous plait, une mention "assez bien". C'était quasiment inespéré.

Dans mon dortoir je continuais à rêver de la jeune Jacqueline de Saint Lunaire. Nous avions nos adresses respectives. Nous échangeâmes quelques mots et je fus invité par les parents à passer un week-end à Provins où ils avaient leur résidence secondaire. J'arrivais un samedi après midi par un soleil radieux. Une propriété magnifique à colombages, aux pelouses et plates-bandes léchées sans un brin d'herbe qui dépasse. Une domestique me montra ma chambre dans un bâtiment annexe. Je passai mon après-midi à attendre la demoiselle qui ne revint que le soir au bras d'un jeune godelureau. Elle m'avait totalement oublié. Son inattention se poursuivit le lendemain. Je passai le week-end dans une jalousie et une rage folle. Elle était toujours aussi belle à mes yeux mais elle se fichait éperdument de ma présence. Je repartis ulcéré. Je ne la revis jamais. Premier amour non partagé.

***Dernière année de Lycée.
Je réintégrais donc mon lycée versaillais pour la terminale en "Science Nat" auréolé de ma petite mention. Adieu les chahuts. J'avais accepté le moule scolaire semble-t-il. Mes faiblesses en math, et anglais étaient toujours aussi criantes. Mais je brillais en sciences naturelles et en dessin, mais aussi en philo - qui l'eut cru – et en histoire. Je fus même présenté au Concours Général en sciences naturelles. Un honneur. Cela ne m'empêchât pas de rater à nouveau mon bac en juin et de ne l'avoir qu'en septembre. Je me rappelle arrivant devant l'examinateur d'anglais terrorisé. Je devais être interrogé sur des textes que nous étions sensés avoir préparés. Il n'y en avait qu'un et un seul que j'avais appris par cœur. J'avais cassé la reliure pour que le livre ne s'ouvre que sur cette page. Par précaution, j'avais même craché sur toutes les autres pages pour qu'elles ne s'ouvrent pas. Mon stratagème fonctionna parfaitement. Je passais donc de justesse.

Je logeais alors au premier étage de la rue Saint Louis. Les trois chambres que maman avait récupérées, réservées aux grands. Un début d'indépendance. Je commençais alors à me passionner pour la peinture. Je m'étais inscrit au cours de l'Ecole des Beaux Arts de Versailles. Le professeur, un dénommé Mr Aubert, nous faisais dessiner des nus. Il fallait respecter les proportions, les ombres et lumières. C'était trop scolaire et il m'ennuyait. Je préférais ma solitude et ma liberté d'invention. J'avais découvert, par Gonzague et son père, Rouault dont une rétrospective était exposée à Paris. J'avais découvert aussi Daumier. Je me mis à l'huile. Je rêvais d'obtenir les mêmes encroutements et la même vigueur. Les ombres et lumières Ma source d'inspiration était alors les clowns, les fêtes foraines, les tètes déformées de la caricature. Mais cela exprimait bien mon état d'esprit d'alors. J'y passais sans doute plus de temps que sur ce que me demandait le Lycée. Mais ce fut ma première porte ouverte sur la création picturale. Malheureusement je n'ai pratiquement rien conservé de cette période.

Avril 1953. Huile sur carton. La seule peinture conservée.
Cette année là, je fis connaissance du rituel des "surprises parties" versaillaises. Les bonnes familles qui avaient des enfants de notre âge, organisaient des soirées dansantes soigneusement surveillées qui permettaient à plus ou moins long terme de caser leur progéniture. Il y avait même des "rallyes" où chaque famille s'engageait à inviter à tour de rôle. Pour moi il n'en était pas question, maman n'aurait pas pu en supporter la dépense. Donc il m'arrivait d'être invité. Je mettais alors mon seul et unique costume. Un costume noir avec une martingale qui m'avait été donné par une association charitable d'aide aux victimes de guerre qui se trouvait près de l'avenue d'Iéna. C'était propre mais pas très mode. J'étais plutôt timide, du genre à faire tapisserie, ne sachant trop comment aborder une fille pour l'inviter à danser. Cela pouvait durer des heures. De plus je ne savais pas danser ou mal. Je ne connaissais que la valse ou la polka que j'avais appris à Bertranon mais qui m'étaient inutiles puisque passées de mode. En général c'était une fille qui m'invitait. Là, ça allait mieux surtout si c'était un slow. Au fond ces soirées me rasaient. Je réussis finalement à ce que l'on ne m'invite plus. Un ours.

Je préférai partir en week-end avec Gonzague. Nous partions avec notre matériel de peinture quelques boites de pâté Enaff. et de lait condensé et nos sacs de couchage. Nous campions à la belle étoile. Le 31 décembre nous sommes partis à bicyclette fêter le jour de l'an dans à Grosrouvre, un petit village de la forêt de Rambouillet. Il faisait un froid de canard. Le but était de peindre l'église de Grosrouvre au petit matin. Pas d'abri. Nous nous sommes installés dans le cimetière, emmitouflés dans nos sacs et des journaux, recouverts de toile imperméable comme des clochards. Le ciel était étoilé, scintillant, magnifique. Mais au petit matin une pellicule de glace recouvrait le cimetière et nous avec. Quand nous avons voulu faire nos aquarelles, l'eau se gelait sur notre papier en fins cristaux. Mais nous étions heureux et très fiers de notre exploit. Deux ours.

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A la fin de l'été, une fois inscrit au PCB

[†], mon frère Yves m'invita à un périple espagnol avec son grand ami de l'époque, Max Doussaut. La rentrée en fac ne débutait qu'en novembre. Ma seconde langue au lycée était l'espagnol. Durant trois semaines nous sillonnâmes l'Espagne; lors d'une première halte à Saint-Jean-de-Luz, nous visitâmes l'église où Louis XIV s'était marié. Très belle avec ses grandes galeries circulaires de bois sculpté. Mais en sortant, nous étions couverts de puces. Au fur et à mesure que nous relevions nos jambes de pantalon nous voyons les puces sauter à qui mieux-mieux. Il nous fallut quarante-huit heures pour nous en débarrasser. Nous visitâmes Saragosse, Avila, Ségovie, Altamira, découvrîmes les "Posadas". Je dessinais sur de petits carnets. Puis à Madrid, je découvris le but ultime de ce voyage. Il s'agissait pour Yves et Max de faire connaissance avec le noviciat de l'Ordre des Coopérateurs du Christ-Roi qui se situait à Pozuela Del Alarcon, dans la banlieue de Madrid. Je restai à l'extérieur sans trop saisir sur le moment ce que cela impliquait. Ce n'est qu'au retour que je compris à leur enthousiasme qu'ils souhaitaient tous les deux rentrer dans cet ordre.

Ce fut un événement. Depuis un certain temps déjà Yves nous parlait de foi, de morale et d'ordre. C'était nouveau car auparavant c'était plutôt un joyeux luron, amateur de bonnes plaisanteries, parfois gentiment anticléricales. Et nous découvrions Paul et moi que la congrégation qu'il avait choisie était une des plus réactionnaires, psychorigide et obnubilée par la lutte contre le communisme qualifié d'antéchrist. Je n'avais alors que peu de culture politique. J'étais marqué par une approche sociale sinon socialiste. Je commençais à lire Le Monde. J'entendais parler de Mendes France. Paul et moi commencions à avoir des discussions sur la nécessaire décolonisation. Nous venions de perdre Dien Bien Phu et l'Indochine. L'orientation d'Yves allait contre toutes nos convictions. Ce fut donc le début de discussions véhémentes entre Yves et nous au grand dam de Maman qui s'inquiétait de cette déchirure au sein de sa famille.


Maman, 1954.

Maman avait aussi bien d'autres raisons de s'inquiéter. Son médecin, le docteur Cordier, venait de lui découvrir outre une insuffisance cardiaque, un diabète qui fut traité au début par insuline puis rapidement par sulfamides hypoglycémiants. Il fallait suivre un régime. Maman était à priori une grosse mangeuse et modifier ses habitudes alimentaires posait problème. Son diabète ne fut jamais bien équilibré. Ce sera le début d'une longue maladie, émaillée de complications, qui aboutira à sa mort en 1963. Du coup Marie était rentrée de sa montagne de Lioux en Provence et revenue à Versailles pour pouvoir s'en occuper. C'était elle qui assurait les piqures d'insuline et les prélèvements pour la surveillance de la glycémie. Après une brève formation, elle était maintenant Assistante Sociale. Elle était employée par les Sœurs du Refuge d e Versailles qui avaient vocation de recueillir de jeunes filles en détresse ou de jeunes prostituées. Elle s'y donnait cœur et âme. Elle avait toujours des histoires rocambolesques à nous raconter sur ses chères protégées.

La famille était maintenant éclatée. Jean et Jeanine étaient toujours au Sénégal, à Kaolack puis à Dakar où Jean dirigeait l'armement de la Compagnie Maritime Delmas Vielgeux. Monique et Jean Bruley étaient maintenant installés à La Celle Saint Cloud où ils avaient acheté une maison flambant neuf. Il était directeur des relations humaines chez Esso. Louis était à Bordeaux où il finissait ses études de médecine. Thérèse venait de se marier l'année précédente avec un jeune médecin, Gérard Bergeron, et vivait maintenant dans un village du Jura, à Solvay. Jacques poursuivait des études d'agronomie à Anger où il habitait chez un vieil oncle Fauvel, un original végétarien de quelques quatre-vingts ans et qui faisait encore tous les matins ses trente kilomètres à bicyclette.

Restaient à Versailles, Marie, Yves, Paul, moi et les deux derniers, Bernard et Henri. Les deux derniers allaient au Lycée et logeait au rez-de-chaussée, dans la chambre des garçons au Nord tandis que Marie occupait la chambre au Sud. Paul qui préparait l'agrégation de Lettres était en Cagne à paris et avait une chambre rue du Cardinal Lemoine. J'utiliserai sa chambre de nombreuses fois au cours de l'année. Il avait obtenu une bourse et s'était débrouillé pour m'en obtenir une aussi. A Versailles nous nous partagions les trois chambres du premier, ce qui nous donnait déjà un sentiment d'indépendance.

Maman qui commençait à avoir du mal à se déplacer, se faisait aider par une vieille demoiselle que nous avions prise en grippe, mademoiselle Lefèvre. Elle resta cependant fidèle au poste jusqu'au décès de Maman. Nous moquions ses sous-vêtements et ses petites culottes roses qu'elle faisait sécher sans complexes sur la terrasse. Petites culottes qui n'étaient pas si petites que cela vu la taille de son postérieur. Mais elle était brave. C'est elle qui maintenant faisait les courses quotidiennes et assurait l'entretien de la maison avec une femme de ménage qui venait le matin. Bien sur, Maman n'était jamais contente de ses choix. Les oranges n'avaient jamais la peau assez fines, les pommes de terre n'étaient pas de la variété qu'il fallait. Mais nous nous moquions bien en définitive de ce que nous mangions. Nous, les grands et les petits, car maintenant Paul et moi faisions partie des grands, les petits, c'étaient encore les deux derniers, Bernard et Henri, tous deux lycéens.

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La Fac.

1954. En novembre, enfin, j'entrai en Fac, à Jussieu au PCB. Je découvrais les cours en amphithéâtre, les blouses blanches obligatoires, les polycopiés, et les travaux pratiques. Un monde nouveau. Je prenais un plaisir certain aux dissections du système nerveux de la grenouille ou de la langoustine. Aux travaux pratiques de physique, je me trouvais juste devant deux étudiantes qui n'arrêtaient pas de bavarder, de pouffer et de se moquer du prof qui avait des poils sur le dessus des doigts. Je trouvais ça peu respectueux pour ce brave homme. L'une s'appelait Joëlle Yung et la seconde Nicole Vogel. Nous fîmes connaissance. Curieusement je me retrouvais régulièrement devant ou derrière elles dans les amphithéâtres. Quand un certain Bernard Bastien vint demander dans l'amphi des volontaires pour assurer le "Noël des Hôpitaux", les deux filles et moi nous nous mimes sur la liste. Après quelques répétitions, nous allions en décembre pousser la chansonnette dans les grandes salles commune où les malades nous regardaient avec étonnement. C'étaient pour eux une brève distraction.

Nicole
Bientôt, Bernard, moi et les deux filles, nous allions devenirs inséparables. Un quatuor qui dura toutes les études. On se vouvoyait. A la pause nous nous promenions au Jardin des Plantes. Nous admirions les lamas du Pérou. Nous assistions au repas des phoques. Nicole m'offrit un petit phoque en vraie peau de phoque. Cinq ans plus tard, nous nous marions. Une autre aventure commençait qui n'est toujours pas finie

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Mais ceci serait une autre histoire à écrire à deux mains.
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Notes :
[*] Je me souviens d'une pièce : "Plume au vent", paroles de Jean Nohain et musique de Claude Pingault (1942) avec ses deux airs célèbres: "Et ouf, on respire !" et "je n'embrasse pas les garçons…".* Les Deux Aveugles Bouffonnerie musicale en 1 acte de Jules Moinaux, musique de Jacques Offenbach. Création à Paris, théâtre des Bouffes-Parisiens, le 5 juillet 1855. Histoire de deux faux aveugles qui se disputent une place de mendiant sur un pont de Paris et qui font semblant de se réconcilier chaque fois qu'un éventuel donateur passe.[†][†] PCB : C'était à l'époque, le nom de l'année propédeutique permettant l'accès à la Faculté de Médecine. Elle dépendait de la Faculté des Sciences, rue Cuvier, avec quatre matières : Physique, Chimie, Biologie animale et végétale.