4- Les fleurs coupées. 1944-1946.

LES FLEURS COUPEES
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L'après-guerre à Versailles.
1944 – 1946

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Le cours de mon enfance connu avec notre retour à Versailles une rupture aussi radicale que profonde. A Verdelais c’était les jeux, la liberté, le monde rural, une scolarité réduite à quelques heures et pour seule autorité une mère à l’évidence accommodante. A Versailles, nous retrouvions la ville et ses contraintes, les restrictions, le poids de l’autorité paternelle et des rythmes scolaires qui ne laissaient guère de place ni aux jeux ni aux rêveries fantaisistes auxquels je m’étais habitué. Je n’ai de Verdelais que des souvenirs ensoleillés alors que ceux de Versailles sont invariablement sombres. Mon adolescence en fut marquée et ce ne sera que bien plus tard que je retrouverai la joie de vivre que j’avais connu enfant à Verdelais.

La première préoccupation fut la rentrée scolaire. Les classes ne reprenaient que le 1er Octobre. On me fit rentrer en septième
[1] au Lycée Hoche. J’avais pour professeur un monsieur Gerbeaux, un homme surement sympathique mais que j’ignorai. Je restai encore dans mes rêves. A l’évidence, malgré le dévouement de nos deux répétitrices de Verdelais, je n’avais acquis ni méthode de travail ni discipline et je n’avais pas le niveau nécessaire. Mes notes s’en ressentirent. Dès le premier trimestre je me retrouvai en queue de peloton. Cela faisait le désespoir de Papa et ses remontrances me paralysaient. Il n’y avait pas de semaine sans mauvaise note et faire signer mon carnet de note tournait au cauchemar.

Papa toujours soucieux de notre santé, avait en outre entrepris sur les conseils de quelque médecin de sa clientèle de compenser mon absence de tonus en me faisant ingurgiter tous les jours une cuiller d’huile de foie de morue. Tous les jours à midi, sous la surveillance de Marie-Josèphe, il me fallait avaler cette fichue cuillérée. Rien que l’odeur me fichait la nausée. La plupart du temps la potion ne passait pas et été rejetée violement dans un spasme irrépressible. Je faisais l’impossible pour y échapper, pour renverser subrepticement la cuiller dans l’évier. Rien n’y faisait. Les ordres étaient les ordres et Marie-Josèphe accomplissait son devoir.

Nous allions au Lycée à pied. De la rue Saint Louis, cela faisait une vingtaine de minutes en trainant un peu. Si nous étions en retard cela pouvait se réduire à quinze minutes. Est-ce que c’était plus court de passer par l’avenue de Saint Cloud ou par la rue Saint Simon qui était oblique ? Ce fut une des questions que je me suis posé jusqu’à la fin de ma scolarité sans jamais la résoudre vraiment. Mais ce qu’il y avait de bien dans la rue Saint Simon, c’était qu’il y avait le cinéma « Le Kursal » qui affichait les photos des films qui passaient et que je regardais avec avidité. Cela valait le détour.

Nous avions parfois le droit de prendre le Tramway. Ces trolleys brinquebalants faisaient alors partie du paysage versaillais. Il y avait des rails partout alors que les rues étaient encore pavées. Cela ne gênait guère les automobiles qui étaient encore bien rares. Le tramway avait de longues banquettes de bois en face à face, sur les quelles s’asseyaient les personnes sages et âgées. Nous, nous allions nous mettre à coté du conducteur qui à chaque croisement tapait du pied sur sa sonnette. Au carrefour devant la mairie, le contrôleur devait descendre et modifier à la main l’aiguillage pour obtenir le passage.

Au Lycée, J’avais peu d’amis. Je ne connaissais encore personne. Il y avait alors une bande de garnements qui sévissait dans la cour du petit lycée. Ils y faisaient régner leurs lois. Il fallait faire partie de la bande ou en être rejeté. Et bien sur, je voulais en être. Le chef jouait les gros durs et tous les autres s’aplatissaient devant lui avec flagornerie. Il y avait une sorte de cérémonie d’intronisation. Sur les cotés de l’avenue de Saint Cloud, en face le Lycée, subsistaient des tranchées qui dataient de la guerre et qui avaient du servir d’abris pour les bombardements. C’est dans ces tranchées abandonnées et malodorantes que se réunissait la bande. J’y fût un jour conduit à la sortie des cours. Je n’ai pas le souvenir de ce qui s’y passa, mais je sais que je ne m’y suis jamais senti à l’aise et que je finis par les abandonner. Le choix était soit de jouer à la marelle avec les filles - le Lycée était mixte jusqu’à la sixième – soit de rejoindre la bande et de se bagarrer avec une autre bande.

Nous avions bien d’autres jeux idiots. Le plus sot consistait à faire partir des pétards sous les roues du tramway, celui qui descendait de Montreuil et dévalait à toute vitesse la ligne droite de l’avenue de Saint Cloud devant le Lycée. Nous remplissions avec de la poudre à canon des tubes d’aspirine métalliques que nous fermions en en pliant l’extrémité. Le grand jeu était alors d’en placer une dizaine, en les espaçant tous les cinq mètres, sur les rails juste avant le passage du tramway. Nous savions d’expérience qu’il prenait alors de la vitesse jusqu’au terminus de la rue Georges Clémenceau. Et nous allions nous cacher dans les tranchées. La pétarade que déclenchait le tramway, l’affolement des vieilles dames versaillaises qui s’y trouvaient nous emplissaient de joie. En y réfléchissant je me demande encore par quel miracle nous n’eûmes aucun accident. Je ne sais pas plus où nous trouvions de la poudre, peut-être chez les Américains.

Des Américains, cette année là, il y en avait partout. Le QG d’Eisenhower et des forces alliées se trouvait au dessus du Chesnay, à Rocquencourt. Il y en avait d’autres installés dur l’aérodrome de Toussus Le Noble. Nous y parvenions, Paul et moi, en traversant le bois des Gonard et une brèche dans leurs fils de fer barbelés. En général, nous étions bien accueillis. Ils nous faisaient monter dans leurs camions et nous donnaient de grandes tranches de pain avec du beurre de cacahuète. C’était délicieux. Nous repartions les poches pleines de chewing gum ou de chocolat. Nous recommençâmes, jusqu’au jour où Maman eut vent de la chose. Furieuse de nous voir quémander comme des mendiants, elle nous interdit de nous approcher de ces Américains. Cela ne nous empêcha pas par la suite, d’arrêter dans la rue le premier GI qui passait et de lui demander effrontément du chocolat, du chewing gum ou même des cigarettes. Cela nous faisait des monnaies d’échange avec les copains. Petit à petit, les Américains eurent consigne de ne pas céder aux demandes des gosses pour ne pas encourager la mendicité et notre petit trafic s’arrêta.

Le samedi soir nous prenions notre bain. Les autres jours nous ne faisions qu’une toilette rapide à l’eau glacée avec un gant éponge passé rapidement sur la figure. Cela suffisait largement. Les brosses à dent ne devaient apparaitre que tardivement. Le samedi donc, Maman allumait dans la salle de bain un antique chauffe-eau à gaz qui avait des ratés et de brusques refoulements. A tour de rôle la tribu devait prendre son bain. Par mesure d’économie, on ne vidait jamais la baignoire complètement. Le suivant rajoutait jusque ce qui était nécessaire pour la réchauffer et s’y plonger.

Le dimanche, nous allions à la messe. Celle de huit heure était plus rapide, moins d’une heure. Maman la préférait. Elle s’installait toujours dans le bas coté, près du cœur, d’où elle pouvait voir l’officiant. A la sortie de la messe, après l’inévitable petite bavette avec ses amies du quartier, nous allions prendre notre lait chez Mme Borie. Les autres jours de la semaine, c’était son mari qui nous livrait à domicile dans sa charrette à bras.

Parfois nous allions à la grand-messe de 9 heures. C’était pour moi interminable. L’évêque la célébrait avec tout l’apparat possible. Le chœur était rempli de chanoines tous aussi vétustes et brinquebalants les uns et les autres, et d’une multitude de séminaristes qui s’agitaient en tous sens sous la baguette d’un maitre de cérémonie. Nous regardions cette agitation d’un œil étonné mais expert, car cela nous rappelait les cérémonies de Verdelais quand Mgr Feltin venait pour les communions solennelles. Il y avait beaucoup de musique, les grandes orgues et les chœurs résonnaient sous les voutes immenses de cette cathédrale. C’était sans doute très beau mais beaucoup trop long. Pour autant que je me souvienne Papa préférai aller à la messe chez les Capucins, à l’autre bout de Versailles.

L’après midi Papa nous emmenait tous au parc. Nous étions alors une huitaine d’enfants, manquaient seuls Jacques et Yves qui étaient encore retenus en Algérie. Bernard faisait le trajet sur les épaules des plus grands. On longeait le potager du Roi par la rue Hardi et pénétrions le parc par les cent marches. Combien de fois les avons-nous comptées, celles de droite en comptait 104 et celles de gauche 98, ou l’inverse. Papa se croyait obligé de nous donner le nom de chaque statue et de nous nous en conter l’histoire. La mythologie grecque me paraissait invraisemblablement compliquée et je n’ai jamais pu la retenir. Mais Papa pensait que cela était nécessaire à notre instruction. Nous allions parfois jusqu’au Trianon, ce qui faisait une bonne trotte. Au retour j’étais fourbu. Alors Maman nous servait un thé ou mieux un chocolat. Après quoi il fallait réviser ses leçons pour le lendemain.

Les parents avaient beaucoup d’amis qui venaient de Versailles ou de Paris. Les Martinot-Lagarde, les Martin-Prevel, les Roussile, les Bergeron, les Augustin et bien d’autres. La réception se faisait alors dans le salon qui ne servait qu’à cette occasion. Sinon c’était une pièce morte qui n’était jamais utilisée en semaine. On sortait les tasses à thé de porcelaine chinoise de la grande armoire vitrée, avec son sucrier sur pied et sa pince à sucre. Si maman avait été prévenue, elle avait immanquablement réalisé un de ses gâteaux fétiches : le cake ou le quatre-quarts. Nous étions alors invités à partager le thé sur la table de la salle à manger attenante. Les invités en profitaient pour commenter notre croissance et combien nous avions changé depuis leur dernière visite. Comme j’étais alors maigrichon, toutes ces dames en profitaient pour palper mes cuisses maigrelettes et commenter les méfaits des restrictions toujours en vigueur. Maman concluait en me surnommant d’un affectueux «petit oiseau tombé du nid ».

La guerre n’était pas encore finie, on se battait encore dans les Ardennes et dans le Pacifique. Si je ne m’intéressais guère aux combats des Alliés, la pénurie des denrées les plus courantes posait un problème quotidien. Le pain, la viande, le café, les produits importés manquaient. C'étai bien pire qu'à Verdelais. Quand Paul mangea sa première banane, il en conserva la peau pendant plusieurs années. A Noël nous eûmes droit à une orange que nous partageâmes avec délice. Je n’en avais jamais mangé auparavant. Il n’y avait pas de charbon, ce qui condamnait le chauffage central. La seule pièce chauffée était le « petit bureau » qui avait droit à un grand poêle Godin. L’hiver nous venions nous déshabiller devant le poêle et vite nous courions vers nos chambres glaciales nous enfouir sous nos édredons. Chacun avait sa carte de rationnement qui tentait de répartir la pénurie au plus juste. Les enfants avaient des cartes « J » et les plus grands avaient les cartes les plus généreuses : « J3 ». Très vite les « J3 » devint l’appellation des toutes la classe d’âge des jeunes qui cherchaient à s’émanciper. Plus tard on les appellera des « Hippies ».

Le matin, Papa écoutait invariablement la T.S.F., les informations et la gymnastique matinale en se rasant. En fait il ne se rasait pas mais s’épilait avec une petite pince et un miroir en déambulant dans le petit bureau. J’imagine qu’il avait du renoncer à se raser de peur de se couper à cause de sa mauvaise vue. Je n’ai jamais vu un autre adulte s’épiler ainsi quotidiennement. Pour moi ce ne pouvait être que douloureux, mais il faisait cela sans se soucier apparemment de ce qu’il pouvait ressentir.

Il partait ensuite faire la tournée des médecins qu’il devait visiter et auxquels il lui revenait de vanter les bienfaits des tonicardiaques des Laboratoires Nativelle qu’il représentait : la Digitaline et la Digitaline-Ouabaïne. Il transcrivait ensuite sur de petites fiches les observations de ses médecins et le soir en rentrant il rédigeait son rapport en le tapant à la machine, le nez sur ses fiches tant il y voyait mal.

Il écoutait la musique. Il avait une collection de 78 tours de musique classique qui s’arrêtait naturellement au XIX° siècle. Le dimanche après-midi il lui arrivait d’écouter à la TSF les concerts Pasdeloup. Mais je ne crois pas qu’il n’ait jamais été au concert avec Maman. Ni au théâtre d’ailleurs. Maman qui adorait le cinéma après la guerre ne m’a jamais évoqué de films qu’ils aient pu voir ensemble. Cela devait leur sembler des dépenses injustifiées compte tenu des urgences auxquelles ils devaient faire face.

En mai 45 survint la capitulation de l’Allemagne. Je me souviens que papa nous emmena sur la place de la mairie à Versailles. A mes yeux de dix ans, il y avait une foule énorme. Je me souviens qu’elle bloquait les passages des tramways. Je me rappelle une musique militaire et surtout un feu d’artifice. Il y avait des militaires partout et beaucoup d’Américains. C’était une énorme fête joyeuse. Il y eut ensuite des bals, mais Papa nous ramena alors à la maison.

L’été quarante cinq fut un des plus chauds. Au début de l’été nous partîmes, Paul et moi en colonie de vacance aux Sables d’Olonnes. Nous logions dans une école en bordure de la ville. Il y avait autour des dunes de sable qui nous séparaient de la plage. Je voyais quasiment pour la première fois la mer, ayant tout oublié d'Arcachon alors que je n’avais que trois ans. Je ne garde pas un bon souvenir de ce séjour. Il n’y régnait pas une atmosphère heureuse. Un de mes cauchemars récurrents fut longtemps la recherche que j’entrepris un soir en peine nuit pour retrouver mon frère. Je garde le souvenir que Paul avait été plus ou moins emprisonné par une bande de gosses, qui l’avait enfermé dans un des innombrables blockhaus qui dominaient la plage avec son réseau de tranchées et de souterrains qui les reliaient entre eux. Encore un rite d’initiation ? Je me rappelle seulement ma peur dans ces tranchées ou je hurlait en appelant Paul, le sable qui me rentrait dans les chaussures et l’aspect monstrueux et menaçant des blockhaus. Je ne connais pas la fin de l’histoire ni sa réalité. Mais ce cauchemar que je refis pendant des années a pratiquement scotomisé tout autre souvenir de ce séjour.

Heureusement dés le retour à Versailles, toute la famille s’est retrouvée à Verdelais. Là je retrouvais mes repères de bonheur : les Allées, le père Géraud amaigri, le maréchal ferrant, Claude Ripaille et les copains, l'air libre. Les grandes ballades à bicyclettes, les baignades à la Garonne. Les visites chez les amis des environs : les De Vathaire, les Dufilhot, les Béhaguels. Les grandes parties de gendarmes et au voleur, Ce fut l’été des dernières ballades avec Papa. Je n’ai le souvenir que de ciel bleu et de grand soleil. Cela dura jusqu’à mi septembre. Après la fête de Verdelais, ses processions et ses offices, la fête foraine des Allées, ses manèges retrouvés, sa barbe à papa, son bal du samedi soir, il nous fallut rentrer à Versailles pour une année qui allait être la plus sombre de mon enfance.


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La mort de mon père



En 1945, la rentrée scolaire eut lieu le premier octobre. Comme à l’habitude, tous les élèves étaient rassemblés dans la cour d’honneur du Lycée Hoche, devant la chapelle. Je retrouvais notre pion, célèbre dans tout le Lycée pour son béret crasseux enfoncé jusqu’aux oreilles pour cacher sa calvitie, que nous surnommions « TDM » abréviation de « Tète de Mort ». Il y eut l’appel des nouveaux et leur attribution de leur classe. Après quoi, la notre se regroupa et nous gagnâmes en rang le petit Lycée. Admis à redoubler, je me retrouvai toujours en septième avec le même professeur, monsieur Gerbeaux.

Sans doute étais-je maintenant plus acclimaté au rythme lycéen, j’eu les premiers temps l’impression de mieux suivre le programme. Je me souviens que le 12 octobre, je venais d’avoir une de mes premières bonne note, en histoire je crois. J’étais donc assez fier de pouvoir annoncer à Papa cette note, ce qui me changerait des remontrances de l’année passée. Bien sur je n’attendais pas de mon père des félicitations très chaleureuses mais plutôt à une de ses habituelles remarques glacées du genre : « Au royaume des aveugles les borgnes sont rois. » Mais c’était mieux que rien. Je me voyais donc au niveau des borgnes. C’était pour moi un progrès. Et je savais que malgré tout cela lui ferait plaisir.

Nous étions sortis un peu plus tard ce jour là. Lorsque j’arrivai à la maison, je sentis d’emblée au silence inhabituel qu’il se passait quelque chose de grave. Un agent de police était venu annoncer que Papa avait été victime d’un accident. Il était hospitalisé à l’hôpital de Neuilly. Maman était aussitôt partie le voir avec Monique et Marie. Nous attendions. Je ne mesurai pas encore l’importance de ce qui se passait mais l’inquiétude était lourde. Ce n’est que le soir, au retour de Maman que je compris avec certitude que je ne le reverrai plus et que la vie ne serait jamais plus ce qu’elle avait été. Je me souviens des yeux rougis et des pleurs de Maman que je n’avais jamais vu pleurer auparavant. Je me souviens du silence oppressant qui régnait à table, du bruis des cliquetis des couverts, de notre gorge serrée, de notre in-appétits. J’avais totalement oublié ma note d’histoire. C’était le passé. Il fallait faire maintenant avec ce creux, cette absence.


J’appris plus tard la circonstance de l’accident. En traversant l’avenue de Neuilly, il avait voulu éviter un convoi de camions américains et il n’avait pas vu en traversant arriver une camionnette qui survenait du mauvais coté de son champ de vision. Renversé, il avait eut une fracture du crane. Il avait cinquante ans, j’en avais dix.

Je ne l’ai guère connu. En cinq ans de guerre et de séparation je ne l’avais vu que pendant quelques vacances scolaires, trois semaines l’été et toute cette année scolaire 44-45. Je ne lui ai pas connu de geste vraiment affectueux. Mon seul contact physique était lorsqu’il me prenait sur ses épaules. Je lui serai le cou de mes jambes et j’avais le sentiment de dominer le monde. Trop petit, je n’eus jamais de conversation avec lui. Seulement des observations à propos de mes insuffisances scolaires.

Plus tard, bien plus tard, j’appris par ma mère, mes frères et sœurs et certains de ses courriers combien ses enfants et leur avenir constituaient sa préoccupation principale. Leur réussite scolaire était pour lui le gage de leur réussite future. Il fut certainement plus proche de ses aînés que de ses petits derniers. Il maniait une ironie parfois caustique comme celle de son père. Comme lui, mince, nerveux, plutôt petit, toujours actif. C'était pour moi un homme droit et sévère mais lointain. Affectueux sans excès. Pudique et réservé, et comme beaucoup de Sentilhes, il n'extériorisait guère ses sentiments.

Je n’ai strictement aucun souvenir de son enterrement. Toute cette période est noyée dans une brume épaisse. Je me rappelle seulement le silence étouffant durant tous ces repas qui suivirent. Puis plus tard, bien plus tard, des jours ou des semaines plus tard, un rire fut accepté à table. De cela je me souviens. Il eut un effet libérateur. Quelqu’un dit : il faut vivre. Et la vie reprit.

Du moins en apparence. De toute cette année scolaire je ne garde que le souvenir d’avoir un jour imité la signature de Maman sur mon carnet de notes. Sans doute une mauvaise note de plus que je n’osais lui montrer dans l'état d'accablement où elle était encore. Evidement monsieur Gerbeaux s’en aperçut. Ma mère en fut doublement mortifiée. L’affaire fut étouffée et mise sur le compte du décès paternel. A distance, je sais maintenant que rien n’était résolu.


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Annexe :
Trois courriers de Thérèse, Paul et Bernard, relatant leurs souvenirs de ces jours douloureux.

LA MORT DE MON PERE. Paul Sentilhes.

C’était le 12 octobre 1945, il y a aujourd’hui soixante ans, à cinq heures de l’après-midi. Maman avait entrepris un travail de couture et installé sa machine à coudre sur la terrasse entre la buanderie et la salle à manger. Il faisait beau. Je venais de rentrer du lycée. Il y avait du monde, des cris, du bruit, de l’animation autour du goûter, quand la sonnette de l’entrée devant la chaudière sonna. "Quelqu’un va ouvrir ?" dit Maman, couvrant le brouhaha.
Je ne sais plus qui y est allé, mais sans doute l’ai-je suivi car je vois encore cet agent de police dans l’encadrement de la porte, sa pèlerine roulée sur son bras, et son képi sur la tête, demandant Madame Sentilhes. Maman quitta sa machine à coudre et dans la pénombre de l’entrée elle entendit : "Madame votre mari a eu un accident. Il est à l’hôpital de Neuilly." - "Qu’est-ce qui lui est arrivé ?" - " Je ne peux rien vous dire de plus… le mieux serait que vous y alliez."

Le soir est tombé tout d’un coup. Aller à Neuilly, depuis Versailles, où, comment ? J’ai le souvenir que la décision a été prise rapidement : Les petits resteraient là et Maman irait avec Monique et Marie qui n’était pas encore rentrée mais qu’on a pu prévenir très vite.

Arrivées à l’hôpital, elles demandent la chambre de M. Sentilhes. La bonne sœur de l’entrée regarde son registre et dit qu’il n’y a personne de ce nom. "Si, regardez bien, il a dû entrer cet après-midi." "Non, vous devez vous tromper… allez donc demander à la Sœur de l’étage."
Maman sortit et dans un couloir aperçut une infirmière qui lui confirma qu’elle n'avait pas d’accidenté dans le service. A ce moment une sœur passait et en se retournant dit à la cantonade : "Ce doit être celui de cet après-midi qu’on a mis directement au sous-sol " "Oui, reprit l’infirmière, allez-y voir."

Au sous-sol, c’était la morgue. On lui fit reconnaître le corps. Dans quel état était-il ? On ne l’a jamais su. Monique, mais longtemps après, disait qu’il était broyé, méconnaissable. Pourtant on a parlé plutôt d’un choc ayant entraîné la mort. Etait-ce pour ne pas nous impressionner et ne pas nous dire qu’il était déchiqueté ?

Comme elle était encore dans le couloir, un homme était là. Il s’approcha et se présenta comme quelqu’un qui était chargé du dossier. Il raconta qu’en effet une camionnette avait renversé sur l’Avenue de Neuilly un homme qui traversait l’avenue en diagonale, sans doute pour passer avant un convoi américain qu’il avait aperçu de l’autre côté sur sa droite. Il n’avait pas vu, venant à sa gauche, une camionnette qui le heurta à la tête. Maman aurait alors expliqué qu’il avait été blessé à la guerre, qu’il avait été trépané et qu’il ne voyait pas sur les côtés.

Très vite ce monsieur - On apprit plus tard qu’il était envoyé par l’assurance de l’entreprise propriétaire de la camionnette – invita Maman à s’asseoir. Il rédigea une note confirmant qu’il s’agissait d’un blessé de guerre, qu’il n’était pas sur un passage clouté, et que donc Maman ne poursuivait pas le chauffeur de la camionnette. Maman la signa et cette version devint la version officielle.

Paul, 12.10.2005.

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LA MORT DE MON PERE. Thérèse Bergeron


Ce jour-là, j'avais quinze ans, et j'étais à la maison à travailler dans la grande chambre du fond, sur la longue table où nous faisions nos devoirs. Maman partie à Neuilly, je me souviens m'être demandé : "Qu'est-ce qu'on ressent quand une nouvelle douloureuse vous atteint ?" En fait, on n'a pas mal, mais, c'est sûr, cela va être douloureux!

Puis, dans la rue, a surgi une voiture-réclame tonitruante, et je me suis dit : pour les autres, la vie continue. Et depuis, chaque fois que j'entends ce genre de voiture annonçant un cirque ou autre, je me revois ce jour-là avec ma douleur encore incertaine.

Puis il y a eu l'enterrement où je vis toute ma classe !!! Pourtant, nous n'étions que le 12 du premier mois de classe! J'étais revenue au lycée parce que la Légion d'Honneur ne rouvrait cette année-là qu'à Grenoble et papa m'avait proposé de revenir à Versailles, puisqu'on reconstituait la famille et qu'une naissance était annoncée pour le 21 mars.

La chape de plomb sur la maison était immense! Mais dans le quartier aussi. et je me souviens du réflexe des gens du quartier de faire une quête pour nous aider financièrement et le réflexe horrifié de maman ne voulant rien accepter. La pauvre dame est repartie bredouille.

C"est Yves qui est allé prévenir le laboratoire Nativelle où papa était représentant médical auprès des médecins du département. Il avait 20 ans. Les difficultés, quatre mois après l'Armistice, étaient immenses et...la circulation automobile reprenait peu à peu. Cela explique peut-être le peu de méfiance de papa pour traverser une aussi grande avenue que l'avenue de Neuilly !

Je me souviens encore que, au cours d'un repas, plus tard, maman dans sa candeur, nous fit remarquer qu'il fallait restreindre nos dépenses, on avait encore les tickets d'alimentation. Il fallait choisir si on supprimait la viande ou le beurre, car nous étions tous en pleine croissance !!! C'est curieux comme cela m'a frappé ! Autre détail du même genre, nous avons eu droit aux distributions du Secours Catholique et j'en suis ressortie avec des belles chaussures dessus en cuir et semelles de bois!

Inutile de dire la longueur de cet hiver qui fut particulièrement froid, mais, étant pour la première fois externe, j'ai pu aller aux guides et découvrir les camps scouts. C'est là que j'ai pris en horreur les cimetières glacés et que je ne m'en remets pas, ça dure!

Encore autre chose, nous allions voir grand'mère Fauvel qui était au 23 rue Méchain dans une maison de personnes âgées, où une dame bien intentionnée dit à maman : " Mais ici nous sommes toutes des veuves, voyez !". Grand'mère fit beaucoup pour aider maman à finir ses fins de mois, je la vois encore lui remettant son chèque venu de la grande cour, du fermage que payait Lendemaine. Ce n'était pas du goût de la Mouth ( Tante Mimise), qui le faisait savoir.

Voilà quelques petits détails situant l'ambiance que nous avons connue, mais l'absence de papa restait en chacun de nous, et c'est assez indescriptible, sauf que plusieurs d'entre nous n'étaient pas bien dans leur peau ce qui se reflétait en classe particulièrement. Mais c'était des années de rattrapage, on comblait les trous et défaillances de la guerre et on était heureux de tous ce qui reprenait vie.
Thérèse, 01.11.2005
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LA MORT DE MON PERE, Bernard Sentilhes.


Il était 4 heures 30 ou 5 heures du soir, l'heure du goûter, avec ces "baguettes" de chez "Bincaz" qui
se tartinaient par tiers ou même demi-baguettes, dans la cuisine du 8 de la rue Saint Louis . J'étais alors
un petit "nouveau" à Versailles.

Nous avons du remonter à Versailles vers le premier octobre 1944 ou même seulement 1945: je ne me souviens pas. J'étais né à Verdelais, et nous y avions passé toute la guerre. Et j'avais tout juste 5 ans en octobre 1945.

Je me souviens d'une arrivée au 8 de la rue Saint Louis, un soir sombre d'automne : Mon lit cage était au pied du grand lit de la "chambre des filles", celle qui donne sur le jardin. Il y avait un plafonnier avec une grosse boule en porcelaine pour faire remonter l'ampoule et son abat-jour en verre vers le plafond ou l'orienter avec une ficelle pour privilégier un coin de la pièce : elle se balançait au-dessus de ma tête…. Et on entendait le long sifflet strident des trains à la gare des Chantiers...

Je me souviens de mon père, un homme qui se mettait debout au coin du "petit bureau" dans cette pièce du même nom. Il avait une petite lampe en verre avec une flamme de pétrole. Il tenait une pince à épiler, il se tapotait la joue ou le menton avec elle, et tentait de voir ce qu'il faisait avec une petite glace dans l'autre main : Et cela durait très longtemps...

Après, bien après, sa photo trônait dans un cadre avec un gros rebord en cuir : C'est cette photo que j'ai moi aussi dans mon salon, à Montauban, dans un petit coin, comme vous tous, avec celle de Maman.

J'ai beau avoir cherché dans tous les lobes de mon jeune cerveau de l'époque, je n'ai pas d'autre souvenir de mon père : Tout le reste m'a été soit raconté ( bien peu : on ne parlait pas de cela à la Maison) soit imaginé à partir de quelques éléments vus, comme par exemple son uniforme dans la huche de la salle à manger, quelques photos, ses décorations dans le secrétaire de Maman...

Si : un seul autre souvenir, le 12 octobre 1945…

La sonnette de l'entrée retentit : Maman demande que l'on aille ouvrir, comme à son habitude, en criant « qui va ouvrir ? ». Je me suis précipité, comme d'habitude, car c'était l'heure du goûter, et c’était de mes compétences de benjamin de la maison à cette époque.. Je suis monté sur la pointe des pieds, et j'ai atteint le bouton doré d'ouverture de la grande porte d'entrée et situé à droite de la porte à coté de la chaudière, sous les compteurs : Il était bien haut pour mes 5 ans.

Je ne me rappelle pas si quelque "grand" frère était derrière moi pour "voir" qui avait sonné, comme c'était fréquent. Deux policiers avec leurs capes sur les épaules sont apparus dans l'encadrement de la grande porte, ont fait quelques pas et m'ont demandé si "ma maman était là". Je crois bien l'avoir appelé bien fort en courant dans le petit couloir. Maman a été leur parler dans la salle à manger...

A partir de ce moment là, tout a été chamboulé dans la maison... Et tout cela dépassait largement mon entendement. Je ne me souviens de rien, absolument rien, à partir de ce moment là. Sinon que rien ne serait plus comme avant à compter de ce jour...

Ce que je vais dire maintenant, peut offusquer certains, mais ce fut ma perception durant des dizaines d'années, et mon vécu propre : J'ai vécu jusque très tard avec l'idée ressentie simple que je n'ai pas eu de père.

Ma mère, Maman, en a tenu le rôle majeur. Il y avait par ailleurs en lieu et place de cet homme, une fratrie abondante de frères et sœurs qui avaient bien l'intention de subvenir à mon éducation en suppléance: De Jean à Paul, j'ai eu beaucoup de parents, à des degrés divers, bien sûr, et évidemment selon la présence de chacun "à la maison", et aussi selon leur caractère.

Par exemple, je me souviens de raclées magistrales se terminant sous la douche, administrées par mes frères-parents à cause des "friands" du dimanche soir dont "on" m'imposait de manger la saucisse. Il y eût beaucoup de "colères" de ma part, car j'étais assez têtu selon les dires de mes sœurs.

Par exemple, je me souviens des "conseils de famille" ou réunions en tenant lieu, pour déterminer les orientations scolaires de chacun, sans qu'obligatoirement leur propre désir ne soit toujours pris en compte. Je me souviens des discussions sans fin d'après dîner dans le "petit bureau". Tous les aînés invitaient leurs amis et connaissances autour d'une table ouverte : de quoi rêver pour le gamin qui écoutait tout cela dans un petit coin, sans bruit, pour ne pas qu’on le prie d’aller se coucher.

Tout cela ne laisse pas grande place pour le souvenir de mon père.

Comme par "hasard", mes copains d'enfance ou boy-scouts n'avaient plus leur père, à la suite de la Guerre, celle de 1939-45, avec les honneurs militaires. Et compte tenu des sentiments peu militaristes de la "tribu Sentilhes", je dois reconnaître que cet homme, mon père, dont personne dans la famille ne m'a jamais parlé, même et surtout par pudeur Maman, je l'ai effacé de ma mémoire.

Je me suis fait à l'idée que je n'avais pas eu de père.

J'ai eu l'impression de vivre "libre", plus libre en tous cas que bien des jeunes de mon age soumis à la tutelle de pères qui me sont apparus plus ou moins despotiques dans leurs familles respectives. De mon coté, j'ai vécu avec Maman une relation toute de sensibilité, de bonté, mais aussi d'autorité douce, le tout sans ou avec très peu de mots dits entre nous. Et puis, il y a eu Marie, ma seconde mère...

Il a fallu que j'atteigne un age "avancé" pour que, en réfléchissant à la manière « psychanalytique », il m'apparaisse au fil des lectures que, même absent, même mort, Papa avait été un Père, même pour moi :
pas un père autorité de la famille, pas un père "qui fixe les limites",
pas un père qui éduque, qui est un repère, qui est un orienteur
mais plutôt celui dont je viens, mon origine.
Mon père, mon Papa, qui m'a conçu avant son départ pour la Guerre, par amour, et qui m'a sans doute aimé pendant ces 5 années difficiles.

Bernard Sentilhes, 30 octobre 2005






[1] L’équivalent actuel du CM2, avant la sixième.