3- Histoire de Jean. 1940-1945.

L'HISTOIRE DE JEAN
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Souvenirs et légendes
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L’histoire de Jean, mon frère aîné, et ses aventures pendant la guerre, méritent un récit. C’était pour moi le plus grand de mes grands frères. J’avais cinq ans en 1940, il en avait 18. C’était un grand, j’étais un tout petit.


En septembre 1940, Papa libéré de ses obligations militaires revient à Versailles. Il avait décidé de garder avec lui les aînés. Jean revient donc à Versailles, au Lycée Hoche pour y finir sa scolarité. Il doit être alors en première. Monique et Marie avaient réintégré la Légion d’Honneur. Yves et Louis sont toujours à Arcachon. Jean a en tête d’entrer dans la Marine, de devenir officier et de voguer sur les mers lointaines. Son idée était donc de se présenter au concours d’entrée de l’Ecole Navale qui se trouvait à Bordeaux. C'est à la fin de l'année scolaire 41-42 qu'il passe son second bac et se présente au concours. Papa est d’accord, et ses notes lui permettent de se présenter avec de fortes chances de succès.
Jean, Monique, Marie, été 1943.

C’était sans compter l’examen d’aptitude physique qui était des plus sévères. Il est recalé, non pas pour ses capacités physiques, c’est un costaud, mais pour son astigmatisme. Il voyait certaines droites verticales légèrement obliques et les horizontales de travers. A l’époque, il était de première importance pour un officier de repérer et lire sans erreurs possible les signaux optiques, les sémaphores et les pavillons. C'était encore le plus sur moyen de communiquer en pleine mer d’un bateau à l’autre. La radio (la TSF) était encore balbutiante. Quant au radar, il n’apparaîtra qu’à la fin de la guerre et sera réservé aux militaires. Le rêve de Jean s’écroule sans qu’il ait pu le prévoir. Ce fût un échec très dur à surmonter.

Ce fût pendant cet été 42, que les Allemands entreprirent de réquisitionner tous les jeunes, pour les envoyer en Allemagne remplacer leurs soldats disséminés sur leurs différents fronts. Il leur fallait de la main d'œuvre bon marché. Cela commença par un recensement
** des hommes. Puis en septembre 42, paru la loi*** instituant la réquisition des jeunes pour tous travaux utiles au gouvernement de Vichy. En réalité tous ces hommes étaient envoyés en Allemagne. Ceux qui s'y refusaient étaient déclarés réfractaires et punissables de prison et de déportation. En février 1943, le S.T.O.**** était instauré. Devant le peu d'enthousiasme des Français de l'époque à s'inscrire ou à répondre aux ordres de réquisition, les rafles se multiplient.


Pour Jean, c’est inenvisageable. Mais où se cacher ? L'attirance de la mer oriente sûrement son choix. Jean s’embarque sur un chalutier qui pratique la pêche au large d’Arcachon avec un de ses copains, Poligny. Tant qu’ils sont en mer, ils ne craignent rien. Quand ils rentrent à terre, ils se terrent chez les pécheurs de la Teste de Buch ou d’Arcachon. Cela dure tout l'hiver. Ce sera dur. Il lui faut affronter le froid, et le gros temps et surtout la houle du golfe de Gascogne qui est réputée pour être dure. La vie des pécheurs est rude et les pécheurs entre eux ne sont pas des tendres. Ces petits jeunots qui venaient de la ville durent en baver. N'oublions pas que Jean n'avait connu jusqu'alors que la vie policée de la bonne bourgeoisie à laquelle nous appartenions. Par contre les pécheurs ont le sens de la solidarité. La pêche n'est vendue sur le marché de Bordeaux que par les marins qui ont leurs papiers en règle.

Pourtant, au printemps 1943, celui qui devait vendre le poisson fait faux bon. Le patron demande à Jean d'y aller malgré les risques évidents. Il faut vendre le poisson avant qu'il ne s'avarie. Il est décidé qu'il s'y rendra tôt et rentrera tôt par sécurité. Et ce qui devait arriver arriva. Une magnifique rafle pris en tenaille les halles du marché de Bordeaux aux premières heures de la matinée. Il n'a évidemment aucun papier en rège. Pris, arrêté, interrogé, il est reconnu comme réfractaire et apte au STO. Et est envoyé sur Hambourg où il a été affecté.

Dans ses courriers, Jean s'estime chanceux : Au lieu d'être interné comme la majorité de ses collègues dans un camp de travail semblable aux camps de détention, il se retrouve dans le port de Hambourg, sur une péniche avec une petite piaule pour lui et une cambuse à partager avec d'autres travailleurs forcés issus d'autres pays. Il y en a de Russie, de Pologne, de Finlande, de Norvège, de tous les pays occupés par les Allemands qui raflent toute la main d'œuvre disponible. Sa péniche transporte du charbon qu'ils sont chargés de remonter sur les quais. Le charbon est une denrée rare. C'est une formidable monnaie d'échange pour de la nourriture. Le marché noir fonctionne aussi en Allemagne. Il prétend même dans ses lettres avoir du beurre qui nous manque en France. Lorsque l'hiver approche, ils sont parmi les mieux chauffés de Hambourg. Jean récupérera une magnifique paire de bottes de cuir rouge. Dominique pense que c'est sur un soldat allemand endormi qu'elle a été récupérée ou peut-être sur un russe. C'est le règne de la débrouillardise pour la survie. Mais en cette époque de disette et de froid, ce que les Hambourgeois craignent par dessus tout, ce sont les bombardements.

Hambourg a été totalement épargné jusqu'en juillet 1943. Du 25 juillet au 3 août 43, les Alliés pilonnent la ville nuit et jour
*. C'est épouvantable. L'utilisation de bombes incendiaires transforme certains quartiers en fournaise, la température atteignant par endroit 800° et les flammes s'élevant à près de 2000 mètres. 40.000 morts seront victimes de cette première attaque. Puis les bombardements s'espacent, se concentrant sur les installations industrielles et portuaires. Jean a échappé au pilonnage de juillet. Mais le souvenir atroce de cette semaine épouvantable le marque à l'évidence. Il rassure tant bien que mal les parents qui sont morts d'inquiétude. Les bombardements sporadiques qui suivent les mois suivants ne le paniquent plus. Il a un abri pas trop loin de la péniche. Il s'y réfugie à la première alerte.

C'est au cœur de l'hiver 43-44, peut-être en décembre, qu'il est blessé. Le bombardement, ce jour là, visait la zone portuaire. Il s'est précipité vers son abri habituel et s'engouffre dans l'escalier y conduisant quand la bombe tombe juste sur l'immeuble, ensevelissant tous ceux qui s'y sont réfugiés. Lui est soufflé, commotionné, mais n'a comme blessure grave qu'une fracture du bras droit et quelques plaies superficielles. Plâtré, incapable de travailler, il obtient une permission "sanitaire" en attendant la consolidation de sa fracture. C'est ainsi qu'il arrive à Versailles, le bras en bandoulière, avec sa paire de bottes rouges, à la surprise de Papa. Mais pour Jean, c'est fini, il n'est plus question de retourner en Allemagne. Ni à Hambourg, ni ailleurs. Chacun attend le débarquement des Alliés. Il faut tenir jusque là.

Il commence par obtenir des prolongations officielles de sa permission pour raison médicale. Il tentera d'abord conserver son plâtre le plus longtemps possible. Puis dès que celui-ci est retiré, il prétexte des complications à chaque visite médicale à la Kommandantur. Pour cela il s'y présente après avoir serré sous son aisselle un gros dictionnaire. La compression provoquait un œdème au niveau du bras qui impressionne d'abord le médecin allemand. C'était un truc que l'on se refilait en douce entre copains. Une fois, deux fois, le toubib s'y laisse prendre. La troisième fois il émet des doutes. Jean comprend qu'il ne pourra recommencer. Il prévient alors Papa qu'il entre dans la clandestinité. Dorénavant, pour Papa à Versailles comme pour Maman à Verdelais, leur fils est officiellement reparti en Allemagne d'où ils prétendent recevoir régulièrement des nouvelles "qui sont aussi bonnes que possible" avec force détails inventés. A l'époque les dénonciateurs sont un véritable fléau et il faut s'en méfier.

Jean a trouvé une "planque". Il s'est fait embaucher comme "pion"
* au Collège Sainte Barbe qui manifestement abrite bien d'autres clandestins. Bien entendu, il faut sortir le moins possible. Prendre le métro est le plus dangereux. La Gestapo bloque les deux extrémités du quai et la seule issue est la fuite dans les tunnels. Quand la Milice, nouvellement crée, en fait son passe temps favori la moindre sortie devient hasardeuse. Les rafles sont quotidiennes. Cela durera sans doute deux ou trois mois jusqu'au jour où une délation entraîne une perquisition du Collège lui-même. Alertés par la direction, Jean et deux ou trois de ses camarades ne doivent leur salut qu'à une fuite par les toits du Collège. De toit en toit, ils parviennent jusqu'au Lycée Charlemagne qui était semble-t-il, contiguë.

La planque est grillée. Jean décide aussitôt de quitter la région parisienne manifestement trop dangereuse. Il prend directement le train pour Bordeaux sans même prévenir son père. C'est ainsi que nous vîmes descendre de l'autocar "Labaille" à Verdelais, un beau matin de printemps, un Jean mal rasé, qui avait passé la majeure partie de sa nuit dans les toilettes du train pour échapper à tout contrôle. Je me souviens combien Maman était embarrassée, elle qui racontait à qui voulait l'entendre mille détails sur les moyens utilisés par son fils pour survivre à Hambourg. Maman détestait les mensonges et mentait mal. Je ne sais qu'elles furent les explications qu'elle put donner pour expliquer ce retour intempestif.

Ceci dit, sa présence est incongrue à Verdelais. Au printemps 44, les Allemands manifestent une inquiétude et une nervosité certaine. Il faut trouver une solution. Elle vient d'un boulanger de Langon qui fournissait les Allemands et la Kommandantur locale. Monsieur Bibens prétendit qu'il avait absolument besoin d'un aide supplémentaire et obtint à Jean un sauf-conduit. C'est ainsi que Jean devient pour un temps petit mitron, bien que je doute qu'il ait jamais mis la main à la pâte. Il se contentera de tenir la boutique.

Juin 44 arriva avec le débarquement des Alliés en Normandie. Je crois que Jean s'était fait connaître des groupes de résistants locaux. Mais ceux-ci étaient totalement désorganisés et il n'eut jamais à leur prêter main forte à ma connaissance. Ce ne sera qu'après le départ et la retraite des Allemands en juillet pour qu'on les verra apparaître enfin à Verdelais et à Langon, sur de vieilles tractions avant sur lesquelles ont été peint à la hâte une croix de Lorraine et le sigle FFI.

Dès les Allemands partis, à la fin du mois de Juillet, ces résistants de la dernière heure commencent à arrêter tous ceux qu'ils suspectent de collaboration avec l'ennemi. A Langon, bien entendu ce pauvre monsieur Bibens, qui fournissait le pain à l'occupant, peut-être contraint et forcé, mais qui en avait retiré des avantages certains, fût arrêté parmi les premiers.

C'est ainsi qu'à l'été 44, Jean se retrouve boulanger en chef. S'il ne fait pas le pain lui-même, il a à tenir la boutique et à en gérer les approvisionnements. Il lui faut aussi réconforter la famille Bibens qui se trouve dans le malheur. Cela durera jusqu'à la fin de l'automne qui voit la libération de son ancien patron, amaigri par le régime de détention. Celui-ci est follement reconnaissant à Jean de lui avoir sauvé sa boulangerie, sa clientèle et d'avoir tenu des comptes irréprochables. Il forme alors le projet d'offrir à Jean ce qu'il avait de plus cher au monde : sa fille. Il n'imagine pas alors de meilleurs exemple du gendre idéal ni de meilleure récompense.


Malheureusement ou heureusement, Jean ne voit pas les choses ainsi. Il n'est nullement amoureux de la jeune boulangère. Il ne se voit pas enfermé à Langon pour le restant de ses jours, avec pour seul horizon un four à pain, lui qui a tant rêvé de sillonner les mers et les ports du monde en bateau. Il rentre donc à Versailles au désespoir de la famille Bibens qui tentera pourtant de conforter encore son projet matrimonial aux grandes vacances suivantes.
Jean 1945

1945. Jean tente de réaliser ses projets maritimes et entrer à l'Ecole de Marine Marchande. L'avenir lui appartient à nouveau. Il a 23 ans. On le voit dans un magnifique costume de marin. Superbe.

Le 12 Octobre, Papa est tué, laissant une famille nombreuse quasiment sans moyens de subsistance. Jean abandonne à nouveau ses projets et ses études. Il lui faut un "job". Il trouve un emploi de "rédacteur" au Ministère de la Reconstruction. Ce ne peut être que provisoire. Il rentrera plus tard à la Compagnie de Navigation Delmas-Vielgeux. S'il ne peut naviguer lui-même, du moins pourra-t-il naviguer en imagination, en alignant sur les bordereaux des navires dont il a la charge, des destinations plus ou moins lointaines ou fantastiques qui le feront rêver. Il y fera sa carrière.


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Notes :

** Ordonnance allemande prescrivant le recensement des hommes de 21 à 35 ans du 22 août 1942;

*** Loi de Vichy du 4 sept. 1942. Toute personne de 18 à 50 ans est réquisitionnable. Décrets du 19 et 22 sept. 42 précisant que toute personne n'ayant pas une activité de plus de 30 heures hebdomadaires peut être réquisitionnée.

**** STO ou Service du Travail Obligatoire. Loi de Vichy du 16 fév. 1943, réquisitionnant tous les jeunes de 18 à 50 ans pour accomplir un travail sur le territoire allemand. 600.000 hommes et femmes seront envoyés en Allemagne ou dans les pays occupés par les allemands. Plus de 50.000 n'en reviendront pas.

* L'Opération Gomorrhe (en anglais Operation Gomorrah) est le nom de code militaire d'une campagne de sept raids aériens rapprochés menés par les bombardiers des armées de l'air britannique et américaine sur la ville allemande de Hambourg entre le 25 juillet et le 3 août 1943. Son but était de détruire entièrement la ville afin de réduire les capacités militaro-industrielles allemandes et de porter un coup au moral de l'ennemi. Ce fut, avec le bombardement de Dresde, l'attaque aérienne la plus meurtrière en Europe, coûtant la vie à environ 40 000 personnes. En raison du massacre délibéré des populations civiles, l'Opération Gomorrhe constitue un crime de guerre au sens de la quatrième convention de Genève de 1949. Toutefois, les traités internationaux en vigueur à l'époque des faits n'interdisaient ni le bombardement stratégique des civils, ni la guerre totale.

* Pion : surveillant dans un collège.