1- Graines de chardon. 1935-1939.

GRAINES DE CHARDON.

Versailles
1935 - 1939.


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Quand je vins au monde le vingt mai de l'année 1935, j'étais le neuvième et le petit dernier de la tribu.

Mes huit frères et soeurs. Je suis dans les bras de la gouvernante de l'époque.

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Avant moi, huit frères et sœurs s'étaient succédés à intervalles rapprochés entre 1922 et 1935. Un à deux ans d'intervalle, guère plus. Il n'y avait que treize ans entre mon frère aîné et moi. Aussi mes parents avaient-ils décidé dans leur sagesse que neuf enfants leur suffisaient largement et qu'il était temps de mettre le holà. La contraception n'existait pas et seule la méthode mise au point par le Docteur Ogino permettait alors un contrôle approximatif des naissances grâce à des calculs compliqués et incertains. Grâce au Docteur Ogino je restais donc pendant près de cinq ans le petit dernier et à bien des égards le petit chouchou.

Dans la fratrie il y avait les grands et les petits :
Les "grands" étaient Jean, l'aîné,
Monique et Marie les deux sœurs qui suivaient et formaient une paire.
Puis Yves et Louis qui en formaient une autre.
Thérèse leur succédait et faisait la ligne de démarcation.
Les "petits", c'étaient Jacques, Paul et moi.
A ma naissance, Jacques avait quatre ans et Paul deux ans.

Cette démarcation entre les petits et les grands devait perdurer même après la naissance de Bernard et d'Henri cinq ans et onze ans plus tard.


Photo des huit premiers.

Mes parents m'avaient attribué les prénoms de Claude, Yves et Bernard. Yves était mon parrain avec Monique. C'était normal. Bernard était sûrement un prénom qui leur trottait par la tète car ils le donneraient à leur enfant suivant. Mais Claude, pourquoi Claude ? C'était un prénom sans sexe, autant féminin que masculin. C'était un prénom boiteux, étymologiquement claudiquant. Mais c'était alors un prénom à la mode car j'ai eu une toute une foule de camarades de mon age avec ce prénom à la noix : Claude Ripaille, Claude Deligne, Claude Coumeau, Claude Mathé, Claude Brasseur, Claude Mauriac et j'en oublie naturellement. Je n'ai jamais su ce qui avait pu rendre ce prénom célèbre dans les années trente. Il n'a pas duré, car il est vite tombé dans l'oubli, ce qui n'est que justice.

Mon père, qui était un militaire dans l'âme, avait été "dégagé des cadres de l'Armée" deux ans plus tôt comme tous les grands mutilés de guerre. Il exerçait depuis les fonctions de délégué médical des Laboratoires Nativelles avec mission de vanter auprès des médecins qui voulaient bien l'écouter, les bienfaits de la Digitaline et de l'Ouabaïne de son employeur. Malgré sa faible vue, il se déplaçait à pied dans toutes les banlieues de Paris pour visiter ses médecins.

Nous habitions l'immeuble que mes parents possédaient au 8 de la rue Saint Louis à Versailles. A l'époque, ils n'en utilisaient que le rez-de-chaussée. L'appartement n'était pas grand pour neuf enfants, les parents et une gouvernante. Tout ce petit monde, onze personnes, à caser dans trois chambres de 25 m2 chacune. Les premières années, je couchais dans la chambre des parents. Les garçons dormaient dans la grande chambre, au Nord sur la rue. Il y avait cinq lits qui se relevaient contre le mur après avoir été sanglés. Au centre trônait une table ronde, autour de laquelle chacun faisait ses devoirs. Le soir, on la repoussait contre le mur pour descendre les lits. Au sud coté jardin, se trouvait la chambre des filles et de la gouvernante. Là aussi trois lits à relever pour les trois sœurs et un lit fixe pour la gouvernante. Cette exiguïté ne nous gênait apparemment pas et nous la considérions naturelle.

Le centre de la maison était le bureau. C’était la pièce où on se tenait. Papa y avait son bureau
*, sa T.S.F. qu’il écoutait religieusement tous les matins, Maman son fauteuil près de la fenêtre avec son inséparable trousse à couture et son tricot. Cela restait une pièce de passage que nous devions traverser pour atteindre par un couloir l’autre coté de l’appartement. C'est-à-dire le salon et la salle à manger et la cuisine. On n'utilisait pratiquement pas le salon qui ne servait que pour les réceptions de maman qui recevait ses amies un jour fixe par semaine, l'après-midi, pour le thé. Par contre dans la salle à manger il y avait une grande table qui pouvait accueillir toute la famille et bien souvent des amis. Il n’était pas rare de s’y retrouver tous les onze et parfois plus.

Enfin entre ces deux extrémités se trouvait la salle de bain avec son chauffe-eau à gaz qui paraissait ultra moderne avant la guerre et sa baignoire que nous utilisions à tour de rôle une fois par semaine, jamais plus.

Le jardin était notre exutoire. Il y avait la terrasse sur laquelle on pouvait jouer à la marelle ou mieux encore faire des circuits avec le cyclorameur, une espèce de petit véhicule à trois roues entraîné par deux bras. Le jardin en contrebas était le domaine des explorations et des aventures, notamment en escaladant un amas de pierres meulières formant une petite grotte qui avait du dans son temps abriter une petite statue de la vierge.

Ce fut donc le lieu où se déroula durant quelques vingt années mon enfance et mon adolescence si on excepte les cinq années de guerre que nous passâmes à Verdelais.


Dans les bras de Papa. 1937.

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De ces premières années je n'ai guère de souvenirs. Les brumes du temps en estompent les contours et les rendent irréels, couchés sur le papier.

Une salle de bain dont les détails s'estompent dans une étrange lumière bleutée. Un sol de linoléum gris-beige. Je trône sur un pot de chambre dans cet éclairage irréel, à peine trois ou quatre ans et je claironne inlassablement : "Je chante pour le roi ! …" Quel roi et pourquoi cette rengaine, personne ne m'en a donné par la suite l'explication. Les seuls objets qui retenaient mon attention étaient au raz du sol. Au-dessus d'un mètre, c'était l'univers des grands. J'imagine que cela se passait dans la salle de bain de la villa que mon père avait louée pour les vacances à Arcachon auprès de l'association des Mutilés de Guerre, à moins que cela fût la salle de bain de Verdelais. Mon plus ancien souvenir n'est pas très glorieux. Les suivants se réduisent à quelques flash aux contours incertains.

Au printemps suivant, le ciel est encore gris. Nous sommes à Versailles, rue Saint Louis. Régulièrement à huit heures du matin mon père mettait la TSF
* du bureau à hurler par la fenêtre grande ouverte et faisait sortir touts les enfants sur la terrasse. C'était l'heure de l'hébertisme*. Mon père y croyait et pensait qu'un corps sain est indispensable au développement des idées saines. Nous nous mettions en rang d'oignon en petite tenue dans la fraîcheur du matin et, en cadence, une, deux, trois, effectuaient les mouvements dictés par l'animateur radiophonique. Nous étions tous les neuf sur deux ou trois rangs, les plus grands derrière et Papa en face, nous montrant le mouvement et imposant la cadence. J'étais le plus petit et sans doute le plus inattentif. Mais j'ai encore à l'oreille la voix de cet animateur radio que nous entendrions encore après la guerre, tant l'hébertisme était à la mode.

La place d'Armes le matin, je tiens par la main un adulte, peut-être mon père. Sur la place se déroule une revue militaire. Des soldats sont alignés et une musique militaire et martiale qui me donnait des frissons, retentit. Un officier à cheval passe la revue. Là encore le souvenir sonore de la musique militaire s'impose associé à la lumière du matin sur l'immense place. Mon père qui avait quitté l'armée contraint et forcé en 1933, du fait de ses blessures, conservait une nostalgie certaine de ces cérémonies. En général, les troupes descendaient du camp militaire de Satory et passaient au bout de la rue saint Louis et, de la maison nous entendions leur musique. Parfois nous nous précipitions au bout de la rue pour les voir passer. Longtemps, comme ma mère, je fus fasciné par ces musiques militaires, martiales et entraînantes, que maman laissait claironner sur la TSF les jours de 14 juillet ou de 11 novembre.

Rien d'autre de ces premières années. Ces bribes de souvenirs s'évaporent et s'enfuient. Ce sont plutôt des images, des lumières, difficiles à relier entre elles. Des bouts de nuages s'effilochant au vent.



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* Ce bureau est celui qui est actuellement à Belle ile dans le séjour.
* T.S.F. : Télégraphie sans fil, c'est le nom que l'on donnait communément aux postes de radio, qui étaient à l'époque d'imposantes constructions en bois avec de multiples lampes qui devaient être remplacées dans les années cinquante par les transistors.
* Hébertisme : Sorte de gymnastique collective quotidienne cadencée, mise au point vers 1935 par un dénommé M. Hébert, et dont la vogue s'étendit jusque dans les années cinquante.