2- Les herbes sauvages. 1939-1944.

LES HERBES SAUVAGES

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Verdelais pendant la guerre :
1939 – 1944.

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Septembre 1939. Nous sommes à Verdelais. C'est le début de la guerre. Mon père a été mobilisé le 2 septembre et maman l'a accompagné à Versailles. Tous les enfants sont restés sous la garde de grand-père et grand-mère, les parents de papa. Dans le pays, c'est le temps des vendanges et la fin des vacances. Un beau jour, je vois descendre de l'autobus de Bordeaux qui s'arrêtait presque en face de la maison, Maman avec le visage plein de bleus partout et un bras dans le plâtre et en écharpe. Elle avait voulu revenir de Paris en voiture avec une amie qui partait pour Royan, car déjà les trains étaient désorganisés par les transports de troupes. A quelques kilomètres de l'arrivée, la fatigue aidant, leur voiture avait versé dans le fossé et maman transportée dans un hôpital de Bordeaux avec un bras cassé. Quelle surprise en voyant ma mère quasiment défigurée par ses ecchymoses ! Je la croyais indestructible. Heureusement elle nous était revenue et finalement ce ne fut pas trop grave, ecchymoses et plâtre ayant disparus en quelques semaines.

Verdelais, les neuf enfants. Je suis dans les bras de Jean.



Il avait été décidé que la famille resterai provisoirement à Verdelais pendant des hostilités qui seraient forcément brèves. Durant cet hiver, la vie tentait de s'organiser dans l'attente d'une offensive allemande. Jusqu'en avril ce n'était que des escarmouches : les Allemands étaient occupés en Pologne. Ce fut ce que l'on a appelé la "drôle de guerre". Mon père avait été nommé responsable du Centre de Mobilisation de Versailles et de l'Intendance. Il avait été passablement secoué en apprenant l'accident survenu à maman. La séparation lui était dure et c'était la première fois qu'il vivait éloigné de sa famille sans savoir quand cela se terminerait. Aussi quand en novembre maman revint à Versailles pour quelques jours, leurs retrouvailles furent plus que chaleureuses. Bernard devait naître quelques neuf mois plus tard.

A Verdelais, maman se débrouillait toute seule, aidée d'une "bonne à tout faire" prénommée Marie-Josèphe. C'était une petite bretonne de Malestroit dont le fiancé avait été fait prisonnier dés les premiers combats. Elle lui fut fidèle tout au long de la guerre, lui envoyant régulièrement dans son "stalag" des colis de victuailles et des chaussettes de laine et guettant quotidiennement ses rares courriers. Elle fut pour maman une aide et une présence précieuse durant ces années difficiles. Elle devait rester avec nous jusqu'en 1946, après notre retour à Versailles.

Les grands-parents s'en étaient retournés avec Yves et Louis à Arcachon. Les deux garçons y resteraient toute l'année scolaire et iraient en classe à l'annexe du Lycée Montaigne. Les grands, Jean, Monique, Marie et Thérèse, allaient au collège de Cabanieux, à la sortie de Langon, sur la route de Bazas. Ils y allaient à bicyclette, touts les jours quel que soit le temps. Lorsque les inondations de la Garonne les empêchaient de passer par la route, ils utilisaient le chemin bordant la voie ferrée et passaient par le viaduc et le pont de chemin de fer. C'est à Cabanieux qu'ils devaient faire connaissance des enfants Mauriac, Dufilhot et Salles, et de toutes ces grandes familles qui s'étaient réfugiées préventivement dans leurs propriétés et leurs châteaux du sud-ouest. Les petits, Jacques et Paul, allaient à l'Ecole des Sœurs de Verdelais. Moi je profitais de ma dernière année de vacances et de ma dernière année de "petit dernier".

Je dormais alors dans la chambre de maman, au premier étage sur les Allées, dans un petit lit de fer collé contre le mur. Je me souviens fort bien que nombre de fois je me retrouvai au petit matin dans le lit de ma mère et je me rappelle encore la chaleur douceâtre qui y régnait. Ma mère devait ignorer jusqu'au nom de M. Freud. Un jour, cette année ou la suivante, je me suis pris le bras dans le fil électrique qui reliait le poste de TSF qui trônait sur sa commode à gauche de la porte. La commode était très haute et moi tout petit. La TSF qui était grosse me tomba sur la tète et entraîna une blessure du cuir chevelu qui saigna beaucoup. Longtemps on attribua la déformation de mon crane à cette chute, ce qui semble peu probable.

Maman partait deux fois par semaine faire son marché à Langon. Pour cela elle montait sur son grand vélo anglais, qu'elle appelait son "cheval de bataille" où elle accrochait le plus souvent une remorque. Parfois elle m'emmenait dans la remorque. C'était cinq kilomètres de bonheur malgré les cahots et au retour je devais m'accommoder des légumes et provisions qu'elle ramenait. La bicyclette était alors le seul moyen de locomotion pratique dans la région, malgré les nombreuses cotes qui obligeaient à descendre et à continuer à pied. C'est donc dès cette année que j'appris à monter à vélo. Mais il m'était difficile de suivre mes aînés car même en pédalant à toute vitesse avec mes petites jambes et mes petites roues, je parvenais mal à les suivre.

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Ce n'est qu'en mai 1940 que l'Allemagne attaqua vraiment la France. L'offensive fut fulgurante et entraîna en juin la débâcle de notre armée et un exode meurtrier d'une grande partie de la population du nord vers le sud. La guerre n'avait pas beaucoup de sens pour moi. C'était un mot que j'entendais prononcer avec des airs navrés par les grandes personnes, mais pour un enfant de cinq ans c'était une abstraction sans réalité. Papa, à la tête de son unité se retrouvai dans le sud-ouest, à Arsacq près de Pau quand le 22 juin l'Armistice fut signé par Pétain. Maman était enceinte de huit mois.

L'été approchait et avec lui le grand soleil. Le 9 juillet, Il faisait chaud, tous les enfants furent envoyés à la Garonne se baigner. C'était à trois kilomètres. Nous y allions à pied, les grands marchaient devant, j'étais le plus petit et toujours à la traîne. On se baignait sur une petite plage de galets, passablement boueuse, au-delà de Saint Maixent. Les petits qui ne savaient pas nager ne pouvaient que patauger. Les grands avaient le droit eux de perdre pied mais c'était dangereux car le courant était toujours très fort. Par cette chaleur torride, le principal était de se tremper et de se rafraîchir. Et aussi de se laver, nous emportions toujours un morceau de savon. C'est au retour alors que nous étions à hauteur de la cote de Campana, que nous vîmes revenir Marie qui était partie en avant et qui nous criait "Il est arrivé, Bernard est arrivé !" C'est ainsi que j'appris que j'avais un petit frère et que dorénavant je ne serai plus le petit dernier de la tribu.

Bernard dans les bras de Marie.


Son prénom devait donner lieu à un quiproquo. Les parents avaient hésité entre deux prénoms : Bernard et Christian. Mais depuis la débâcle, ils ne s'étaient pas revus et le courrier était plutôt incertain. Papa s'était blessé bêtement au doigt et était hospitalisé à Pau. Maman lui envoya aussitôt un télégramme : "Bernard est arrivé". Papa, qui était sur son lit d'hôpital et un peu dans la lune à son habitude, répondit : "Bravo pour Christian". Du coup maman, croyant à un désaccord sur le prénom, déclara à la mairie Bernard sous les prénoms de "Christian, Bernard". Mais tout le monde continua à l'appeler Bernard. Ce ne fut que plus tard que mon père reconnut cette erreur d'inattention.


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Les Allemands.

Quelques jours après, les Allemands arrivaient à Verdelais. C'était donc pendant l'été. Mon grand-père avait exigé que nous fermions toutes les persiennes, moins pour se protéger de la chaleur que pour manifester notre hostilité passive. Nous avions interdiction de nous montrer mais bien entendu nous regardions de tous nos yeux par les interstices entre les lames des persiennes. Les Allées devant la maison étaient désertes. Nous entendions les mouches voler. Le village paraissait mort. Nous parvint d'abord un grondement lointain qui alla en s'amplifiant, annonçant les camions et les autochenilles qui arrivaient. Puis au bout des Allées, marchant au pas de l'oie, survint une petite troupe d'hommes verts avec un énorme casque qui leur couvrait les oreilles. Ils défilaient impeccablement, lançant leurs jambes en l'air et chantant leur chant de marche "Alli, allô…" que j'ai toujours confondu avec le chant des petits nains de Blanche-Neige. Ils finirent par s'arrêter devant la mairie sur des ordres lancés dans une langue gutturale que nous ignorions, mais dont nous apprîmes assez vite à imiter les intonations germaniques pour nous moquer.

Ces Allemands ne nous intimidaient guère, nous les enfants. Ils nous paraissaient plutôt débonnaires. Leurs principales occupations nous paraissaient de se laver torse nu devant la pompe, de marcher au pas et de monter la garde devant leur "Kommandantur" qu'ils avaient installé à l'autre bout des Allées, près de la poste. Il nous arrivait de les imiter en marchant au pas et en criant comme eux "Eine, sweiss". Maman n'appréciait pas trop ces moqueries mais les intéressés semblaient en rire car nous étions trop jeunes.

En septembre 1940, les parents ont décidé que maman resterait à Verdelais avec les plus petits - Jacques, Paul, moi et Bernard - tant que les Allemands occuperaient le pays. Cela durerait encore quatre ans. Les grands étaient revenus à Versailles avec papa, sauf Yves et Louis qui repartaient à Arcachon avec les grands-parents. La grande aventure fut alors ma première rentrée scolaire. Ce ne fut pas une réussite. Nous devions aller à l'Ecole des Sœurs qui se trouvait derrière l'église. Je ne sais pas pourquoi mais déjà je ne voulais pas aller en classe. Je me rappelle m'être roulé dans le fossé et dans les ronces sur la route en contre-bas du cimetière, avant que ma mère ne parvienne à m'y traîner de force. Très vite j'ai détesté ces horribles bonnes sœurs qui m'enfermaient à la moindre incartade, dans un placard à balais sous l'escalier, dans le noir avec les serpillières. Elles tapaient sur les doigts avec une règle et cela faisait très mal. Le fond de la cour de récréation qui était triangulaire était pour moi un refuge car elles n'y allaient jamais. C'est là que j'appris à jouer à la marelle avec les autres enfants. L'année suivante les parents nous envoyèrent à l'école communale et laïque qui se trouvait derrière les Campana sur la route de la Nauze.

A l'automne 1940, le commandement allemand nous imposa d'héberger deux soldats. Ils couchaient dans le petit salon du rez-de-chaussée où nous n'allions jamais. Nous ne les connaissions pas. Une nuit, ils rentrèrent complètement ivres et ne surent dans leur ivresse ouvrir la porte d'entrée. Ils lancèrent dans celle-ci plusieurs coups de baïonnette laissant des entailles qui y restèrent imprimées à jamais. Dès le lendemain, le maire de Verdelais, M. Campana, prévenu par maman, obtint que ces soldats soient retirés de cette maison où ne vivaient que des femmes et des enfants. Les officiers qui vinrent faire des excuses crurent bon de faire des compliments à maman en lui disant qu'ils l'admiraient beaucoup avec ses dix enfants et qu'elle était aussi belle qu'une bonne allemande de race aryenne. Maman n'en décolérât pas de plusieurs jours, et plusieurs années après, en racontait encore l'anecdote avec irritation.

Un jour, Paul et moi et un autre camarade, nous eûmes une idée de génie. Nous étions chez les De Vater sur la route de Cadillac. Leur propriété avait un haut mur qui bordait la route, avec des arbres très touffus derrière lesquels nous pouvions nous cacher. Il y passait souvent des troupes allemandes qui se déplaçaient. Ce jour là c'était une troupe d'une trentaine d'hommes à cheval avec à leur tête leur officier. Nous les voyions arriver de très loin car la route était droite. Nous avions déposé sur le macadam une boite de sucre en carton, remplie de crottin de cheval. Déjà à cette époque le sucre était rare et rationné. Une boite de sucre abandonnée ne pouvait que susciter l'envie. Nous étions cachés derrière le mur et attendions leur réaction. La troupe arriva en vue de la boite et chacun lorgna vers elle du haut de son cheval mais sans oser s'arrêter de peur d'une réprimande leur officier. Celui-ci l'avait bien vue. Il s'arrangea pour passer le dernier, en arrière de ses hommes. Puis quand ceux-ci eurent dépassé cet objet de tentation et furent à distance, il arrêta son cheval, descendit, ramassa la boite et remonta sur sa monture. Il l'ouvrit alors et compris aussitôt en voyant le crottin qu'il était la cible d'une mauvaise plaisanterie. Soucieux de ne pas perdre la face, il regarda si ses hommes l'avaient vu et si personne ne le regardait. Nous restions tapis sous les arbres passablement inquiets de la suite. Il jeta alors avec superbe la boite à terre et regagna sa troupe au petit trop, espérant bien que personne ne l'ait vu. Lorsque nous racontâmes l'aventure à nos mères qui prenaient le thé sous les tilleuls, nous eûmes droit à une verte réprimande.

Bernard entre Paul et Claude.

Bernard était un peu le chouchou de ses neufs frères et sœurs. Pendant plusieurs années on le surnomma "Bidule"
*. Jusqu'à sa naissance, tous les petits dont j'étais, nous étions tous coiffés "à la Jeanne d'Arc", les cheveux raides et la frange sur le front, Bernard lui, arborait des bouclettes avec au sommet du crane une grande boucle antéro-postérieure en forme de banane. Il portait comme nous, des culottes à bretelles, tricotées à la main, qui n'avaient aucune forme. Il avait pris ma place dans la chambre de Maman et dorénavant je dormais dans le petit bureau qui se trouvait entre les chambres de maman et des grands-parents au premier étage.

A l'été suivant, en 1941, les parents reçurent de notre oncle Albert une proposition d'héberger un des garçons pendant l'année suivante. Le Secours National
* du Maréchal organisait alors des séjours en Algérie pour les enfants qui risquaient de souffrir des rationnements qui devenaient un problème alimentaire de plus en plus important. L'oncle Albert de Bosredon et sa femme, la tante Yvonne, vivaient à Constantine où Albert était fonctionnaire des Contributions Directes. Ils n'avaient pas d'enfants et pensaient que cela soulagerait les parents d'en héberger un pendant quelques mois. Le choix se porta sur Jacques, l'aîné des petits. Ce fut le Secours National qui organisa le voyage jusqu'à Marseille, puis jusqu'à Alger où l'oncle l'attendait pour le conduire à Constantine.

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Les jeux

Nous ne restions donc que trois à Verdelais avec Maman : Paul, moi et Bernard. Bernard était vraiment trop petit pour jouer avec nous. Nous voulions bien l'amuser un peu, mais nos escapades nous les faisions ensemble, Paul et moi. Nous formions alors une paire complice et inséparable. Nous avions une bande de copains dont les plus proches étaient Claude Deligne, le fils de l'épicier du bout des Allées et Claude Ripaille
**, dont la mère tenait "Le Cercle", le café à coté de notre maison. C'est avec eux, lorsque nous avons découvert Alexandre Dumas, que nous avons formé les quatre partenaires des Trois Mousquetaires. Paul était Portos parce qu'il était à l'époque assez enveloppé, je ne me rappelle plus qui était d'Artagnan, j'étais Aramis, le défroqué, ce qui ne me plaisait guère. Bien sur nous nous battions en duel. Nos épées étaient faites de branches de saule assez souples dont la garde était faite de couvercles de boites de cirage.

Car nous lisions beaucoup et cela enrichissait sans cesse l'imaginaire de nos jeux. Une amie de maman, Madame Chrétien, -la mère du futur astronaute- avait mis à notre disposition sa bibliothèque de livres pour enfants. Elle habitait en bas de la cote des Campana. J'y allais à pied tous les jeudis matin, déposais mes livres de la semaine précédente et en choisissais de nouveaux. Au début elle dut me guider. Je lus d'abord toute la bibliothèque rose et la Comtesse de Ségur, puis tous les Jules Vernes et tous les "Voyages Extraordinaires" de la collection Hetzel. J'étais fasciné par leurs illustrations au moins autant que par le texte. Je me constituais un fond d'illustrations gravées qui s'incrusta dans ma mémoire et qui me suivit tout au long de mon existence. Plus tard j'abordais la collection Nelson, plus ardue car vierge de toute illustration. J'y découvris Alexandre Dumas, Hector Malot. Un de mes endroits préférés pour m'adonner à la lecture, était une branche du platane du jardin sur laquelle je grimpais grâce à une corde lisse. C'était un endroit commode où personne ne pouvait me déranger. Curieusement et malheureusement, cette soif de lecture ne m'appris guère l'orthographe.

Un autre de nos jeux était d'amasser à l'automne des marrons derrière un des murs dominant l'accès au chemin de croix qui montait jusqu'en haut de la colline du Calvaire. Lorsque les pèlerins y montaient pour accomplir leur chemin de croix, nous nous amusions à leur faire tomber des marrons sur la tète. C'était tout un art de les lancer en l'air suffisamment haut pour que le malheureux pèlerin croit à une chute naturelle. Et c'était tout aussi difficile de retenir nos rires étouffés pour ne pas nous laisser surprendre.

Ce Calvaire était un de nos lieux de prédilection pour nos aventures. Le sous-bois possédait d'innombrables cachettes et tout en haut se trouvait une vieille maison de cantonnier à moitié en ruine où nous pouvions faire du feu et jouer à la cuisine, ou mieux encore fumer des cigarettes. Bien sur nous n'avions aucun moyen d'acquérir de vraies cigarettes en pleine guerre. Aussi nous nous en fabriquions avec des feuilles de maïs ou mieux de la barbe de maïs que nous faisions sécher dans notre nouvelle cachette. Je dois dire que je fumais pour faire comme les grands mais que je trouvais cela fadasse et pour tout dire passablement écœurant. La nausée était rapidement proche et je me débrouillais pour cacher ma cigarette comme si je l'avais bravement finie.

Les parents de Claude Deligne qui étaient épiciers et charcutiers, avaient pour habitude de tuer le cochon dans leur arrière cour. Cette exécution était une grande affaire qui nécessitait la présence de nombreuses aides. La bête gigotait et se débattait avant d'être égorgée en poussant des cris et des grognements épouvantables. Il fallait absolument la maintenir immobile à ce moment crucial pour ne perdre aucune goutte de sang, lequel était soigneusement recueilli dans une grande bassine pour en faire ensuite du boudin. Lorsqu'on me permettait d'y assister, j'étais à la fois fasciné et effrayé par la lutte que menait cette pauvre bête qui avait vite compris qu'on ne lui voulait pas du bien. Après sa mort, on plongeait le cochon dans une énorme bassine d'eau bouillante aussi grande qu'une baignoire, ce qui permettait ensuite de le raser et recueillir tous ces poils. Je n'ai jamais su ce que l'on en faisait, mais on m'avait appris que rien ne se perdait dans le cochon. On les revendait peut-être pour en faire des brosses à dent. Même les tripes étaient récupérées, soit pour être mangées, soit pour en faire l'enveloppe du boudin. Même les pattes, la queue et les oreilles étaient préparées pour être vendues en charcuterie. Le dépeçage et la préparation de toute la charcutaille prenait encore une bonne journée. Assez rapidement j'abandonnais la partie au bord de la nausée, mais je savais que Claude Deligne, obéissant à ses parents, travaillerait avec eux jusqu'à la fin.

Claude Ripaille, lui, habitait avec sa mère la maison mitoyenne de la notre, le "Café du Cercle". Son père les avait quasiment abandonnés. Il ne rentrait que le soir, complètement ivre et nous l’entendions battre sa femme en hurlant. Puis un jour il disparut. Madame Ripaille tenait seule le bistrot avec quelque courage. Claude Ripaille avait le même age que Paul et était notre plus proche copain. Il possédait toute une collection d'illustrés
* qui faisait nos délices bien que maman ne les appréciait pas : "Bibi Fricotin" et "Les Pieds Niquelés" ne racontaient que des histoires de filouteries et d'escroqueries où la police était régulièrement tournée en ridicule. C'était sûrement immoral. Nous les empruntions et les lisions donc en cachette. C'est avec lui que nous faisions d'interminables parties de "Monopoly". C'était un jeu que nos grandes sœurs, Monique et Marie, avaient fait entièrement à la main. Les maisons et les hôtels étaient réalisés avec les boutons de bottine que nous avait laissés la tante de Bosredon. C'est avec ce jeu que nous avons appris que les beaux quartiers de Paris étaient à l'Ouest et que Belleville ne valait pas cher. Il y avait aussi au"Cercle", deux grands billards. Nous ne pouvions y jouer qu'en montant sur des chaises. Mais ça, c'était strictement interdit car nous risquions de déchirer le tapis du billard. Autant dire que nous ne nous y risquions que quand madame Ripaille était absente.

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L'école.

Après une année sans gloire à l'école communale des garçons, les parents avaient décidé de nous inscrire en octobre 1942, Paul et moi, à un cours par correspondance, le "Cours Hatmer". Nous étions censés faire les devoirs qui nous étaient envoyés par la poste, sous la férule de deux vieilles filles, Mademoiselle Augouard et madame Buffet-Féménias. Pour moi ce fut une période merveilleuse qui dura jusqu'à la fin de la guerre, car nous avions beaucoup de temps libre. Faire les devoirs était certes une corvée qui s'éternisait pour moi pendant des heures pendant lesquelles je rêvais ou faisais des petits dessins sur mes cahiers ou mes livres de classe. Je rajoutais des moustaches ou des lunettes aux personnages des illustrations, parfois des chapeaux, un parapluie ou des cheveux longs et je m'émerveillais de leurs transformations. Parfois je recopiais en marge de mon devoir un des personnages. Ce fut sûrement ainsi que je débutais dans le dessin. Cela me paraissait infiniment plus intéressant que les exercices que je devais faire ou la liste des chefs-lieux des départements et les tables de multiplications à apprendre par cœur.

Nos deux répétitrices habitaient à l'embranchement de la route de Malagar et de la route de Malromé. La tante de mademoiselle Augouard était notre souffre-douleur. Il faut dire qu'elle en rajoutait. Elle était, ce que j'appris plus tard, atteinte d'une phobie des microbes. Il fallait donc qu'à aucun moment ses mains nues ne puissent toucher le moindre objet qui aurait pu la contaminer. Elle portait deux paires de gants de peau enfilés l'une sur l'autre. Quand elle retirait ses gants, il fallait q'elle laisse la paire superficielle, paume en l'air, prête à être ré-enfilée sans que sa main, gantée de la première paire, n'ait à entrer au contact avec l'extérieur de cette seconde paire par définition souillée. C'était une opération périlleuse, car si un gant venait à tomber, il fallait que l'un d'entre nous le lui ramasse et le pose en bonne position de réintégration.

Cette phobie la mena à un mini scandale à la Grand-Messe de Paques. Le curé, soucieux d'encourager les hommes, d'ordinaires absents, à communier au moins une fois l'an pour le jour de Pâques, avait décidé que les hommes seraient les premiers à venir communier en procession solennelle. Le reste de la population, femmes et enfants, devait attendre. Mais cela ne faisait pas l'affaire de madame Buffet-Féménias, qui avait pour habitude de toujours se précipiter pour être la première à communier, de peur que les mains du prêtre n'aient touché auparavant les lèvres d'une autre personne. Aussi, fidèle à elle-même, elle se précipita pour être la première et fut outrée que le curé lui refusa la communion au prétexte de privilégier d'abord les hommes. Nous en entendîmes parler longtemps.

En général, c'était elle qui était chargée de nous faire les dictées. Malheureusement elle avait une fâcheuse propension à s'endormir entre deux morceaux de phrase. Nous avions tendance, Paul et moi, à en profiter pour nous détendre et nous amuser un peu. Après quoi nous regardions sur son livre qu'elles étaient les phrases suivantes pour les recopier tranquillement et éventuellement corriger les phrases déjà dictées. Ensuite nous reprenions sagement nos places et, en cadence, un, deux, trois, nous tapions ensemble un grand coup sur la table pour la réveiller. Elle sursautait dans son sommeil, poussait un grand cri de frayeur et nous traitait de chenapans à notre plus grande joie. Nous reprenions ensuite notre dictée comme deux anges en étouffant des fou-rires rentrés.

Elle était toujours attifée de vêtements noirs, luisants et d'aspect douteux, enfilés les uns par-dessus les autres qui la faisaient ressembler à un sac de pomme de terre. Lorsque nous arrivions pour nos cours, nous l'entendions marmonner toute seule en remuant ses casseroles. Sa nièce et elle avait un chien assez vieux qui mourut à cette époque. Leur chagrin fut immense et nous eûmes droit à de nombreuses reprises à l'éloge funèbre de ce malheureux toutou qui fut enterré dans une malle et des draps blancs au pied d'un arbre devant lequel nous passions silencieusement.

Mais pendant les vacances papa reprenait les choses en main. Dès le matin il me faisait faire une dictée. La plupart du temps il me dictait l'éditorial du journal tout en s'épilant la barbe avec une petite pince à épiler. Il ne se rasait pas sans doute par peur de se couper. Il déambulait autour de moi dans le grand bureau du premier étage tenant la loupe et le journal d'une main et de l'autre sa pince à épiler. Il me donnait le tournis. Je ne comprenais pas un mot sur deux de ces éditoriaux politiques et les fautes s'accumulaient les unes après les autres. Je n'avais aucune chance de gagner. Les remontrances pleuvaient et je sentais que je faisais le désespoir de mon père. Après il me donnait des exercices à faire ou des mots à recopier cent fois, au prétexte que je les avais estropiés. Je m'installais dans le petit bureau et le temps passait. Je regardais la lumière filtrer des persiennes à moitié fermées. Nous étions en août, le soleil commençait à chauffer. J'entendais mes frères et sœurs dévaler l'escalier, s'amuser, remonter en courant, traverser la passerelle pour aller au jardin. Quant on passait dessus elle faisait un bruit métallique caractéristique. Tout autour de moi respirait la liberté des vacances et moi j'étais vissé sur ma chaise à rêvasser sans que mes devoirs n'avancent d'un poil. Immanquablement les grands m'appelaient pour partir pour une promenade à bicyclette ou pour aller à la Garonne. Mais je n'avais pas fini. Je mettais tout le monde en retard. Je bâclais la fin aussi vite que possible, sachant que je me ferais immanquablement attraper pour toutes les erreurs qui s'inscrivaient. Mais il fallait à tout prix que je rejoigne les autres.

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La Sieste.

Dès les premières chaleurs, les volets de la maison étaient fermés au petit matin. C'était l'habitude de la région pour se protéger des ardeurs du soleil et garder la maison bien fraîche. Nous naviguions alors dans une demi-pénombre merveilleuse. Après le déjeuner, la sieste était une obligation autant qu'un rite. Le silence régnait dans la maison. Je restais alors sur le lit, les yeux grands ouverts à attendre un sommeil qui me semblait improbable dans cette chaleur intense et moite. J'écoutais les mouches bourdonner. Je fixais le plafond et ne me lassais pas des jeux de lumière et d'ombre que projetaient sur celui-ci les lattes des persiennes devant la fenêtre. Ce qui était le plus étonnant, c'était lorsque passait sur les Allées une charrette tirée par une paire de bœufs. J'entendais de loin le pas lent cadencé des bœufs, accompagné du cri du charretier, suivi du crissement des roues sur le macadam. A l'oreille, je percevais le sens de son déplacement. Je voyais alors sur le plafond une ombre se déplacer mais qui étrangement se déplaçait en sens inverse de la progression de la charrette. C'était un phénomène d'optique évidemment lié à la réflexion, mais qui me paraissait alors aussi extraordinaire qu'incompréhensible.

Parfois ces siestes nous paraissaient vraiment trop longues. Nous nous retrouvions alors, Paul et moi, au second dans la chambre des garçons, (celle d'Yves et Louis qui n'étaient pas là) où il y avait deux lits dont les montants en tête et en pied de lit nous semblaient très hauts. Le grand jeu était alors de se hisser sur le montant du pied et nous laisser basculer comme une masse, les bras collés le long du corps. Celui qui mettait ses bras en avant avait perdu. A ce petit jeu là, en une demi-heure, la chambre était transformée en capharnaüm et dans un désordre indescriptible. Heureusement maman montait rarement au second, ce qui nous laissait une chance de remettre tout en ordre. Chose curieuse, ces deux lits reposaient sur des roulettes qui elles-même coulissaient sur des rails que l'on dépliait lorsqu'il fallait faire le lit et que l'on repliait quand le lit était repoussé contre le mur.

Une autre de nos distractions était d'explorer le cagibi qui servait de grenier, à coté de la chambre de Jean, coté jardin. Il y avait là des choses étranges dont un vieux masque à gaz de la guerre de quatorze, un drapeau, de vieux vêtements, une redingote, un uniforme, des chemises à col cassé en celluloïd, des chapeaux, des dentelles. Tout cela baignait dans une odeur de poussière, de naphtaline et d'interdits qui rendait cet endroit mystérieux et merveilleux. Nous nous déguisions à tour de rôle, étouffant nos rires dans le silence sacro-saint de la sieste


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La Toilette.

Il n’y avait pas l’eau courante à Verdelais. L’eau provenait de la pompe qui se trouvait en face la maison sur les Allées. Tous les jours donc, il fallait remplir une demi-douzaine de brocs en métal émaillé que nous déposions ensuite sur les premières marches de l’escalier avec bien du mal et beaucoup d’eau qui nous tombait sur les chaussettes. C’était notre mission Paul et moi. A charge pour chacun ensuite de monter un broc quand il montait à l’étage. Il y en avait aussi pour la cuisine qui était remisés dans la souillarde. Et juste avant les repas, nous remplissions les grandes cruches d'une eau toute fraiche.

Notre toilette journalière était simplissime. La salle de bain n’avait pas de baignoire. C’était une simple pièce où Papa avait fait poser un linoléum pour protéger le plancher et où se trouvait une antique table de toilette avec son dessus de marbre et une cuvette en tôle émaillée. Nous étions sensés nous laver là, la figure et les mains. Plus souvent nous nous lavions les mains à la pompe. Le samedi était le jour de la douche. Il n’y avait pas de douche, mais un grand « tub » qui était une sorte de grande bassine plate en zinc. On remplissait alors avec de l’eau tiède un réservoir qui était posé sur une étagère haut placée, auquel étaient relié un tube de caoutchouc et un anneau métallique percé de trous. Nous placions l’anneau au dessus de nos tète, ouvrions le petit robinet et une fine pluie circulaire était sensée nous débarrasser du peu de savon et notre crasse hebdomadaire.

Il fallait économiser l’eau, car il fallait aller la chercher au rez-de-chaussée. Il fallait économiser le savon car c’était devenu une denrée rare, puisqu’il était réquisitionné par les Allemands. Chacun avait sa recette pour se fabriquer un succédané de savon avec des marrons ou de la cendre. Ces douches étaient si compliquées à mettre en œuvre que dès que l’été revenait la toilettes faisait systématiquement au bord de la Garonne.

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L'église de Verdelais.

Notre maison de Verdelais se trouvait sur les Allées juste à coté de l'église. Verdelais était un grand centre de pèlerinage depuis près de deux siècles. On y honorait une vierge de bois noir, sans doute du moyen-age, retrouvée au 18° par un paysan dans une souche d'arbre. Depuis les miracles s'étaient multipliés comme semblaient le prouver les innombrables ex-voto qui tapissaient les murs de l'église. Ils avaient fait la réputation du pèlerinage et du village. L'Eglise triomphaliste du 19° siècle avait édifié tout un ensemble propre à attirer les foules, une basilique rococo-sulpicienne avec clocher patisserie, fontaine miraculeuse, chemin de croix sur la colline du Calvaire et lieu de pique-nique. Tout ceci fonctionnait encore très bien sous le régime de Vichy, comme en témoignait le nombre et l'opulence des boutiques de chapelets et de souvenirs.

Très naturellement, étant les plus proches, nous en étions devenus les enfants de cœur attitrés de la paroisse. Le sacristain, prénommé Raimond, n'hésitait pas à venir nous chercher pour toute cérémonie impromptue, il était sur de trouver un accueil et une réponse favorable car maman trouvait cela très formateur. Il nous avait fallu apprendre les gestes nécessaires à chaque type de cérémonie, les messes ordinaires, les vêpres, les processions, les mariages et les enterrements.

Il y avait aussi les grand-messes avec plein de chants, de musique et de prêtres où les enfants de cœur en nombre menaient un ballet rituel qui en faisait une sorte de spectacle. Cela nécessitait des répétitions. Comme j'étais le plus jeune, je n'avais le droit au début qu'à tenir la "navette" qui contenait l'encens. C'était en général Paul qui tenait l'encensoir et qui avait à le balancer pour envoyer en l'air ses effluves odoriférants. Lorsque l'encens était consumé, c'était à moi de lui en redonner. Ce qui était difficile, c'était de rester attentif à la bonne marche de ces cérémonies interminables dont la lenteur provoquait chez moi une irrésistible tendance à l'assoupissement.


De temps à autre, l'évêque de Bordeaux, monseigneur Feltin, se déplaçait à Verdelais avec tout son aréopage. Il nous envoyait alors un maître de cérémonies qui nous faisait répéter la chorégraphie pendant la semaine précédente. Pendant la cérémonie, il surveillait d'un œil attentif et sévère que nous ne commettions pas d'impair, comme par exemple oublier de faire la génuflexion devant son excellence. C'était lui qui tenait le "claquoir" de bois dont le claquement sonore donnait le départ d'une nouvelle phase du cérémonial. Parfois après la cérémonie nous avions l'insigne honneur de raccompagner son excellence en procession jusqu'à sa chambre au presbytère. Il nous donnait alors à baiser le gros cabochon de pierre rouge grenat de la bague qu'il portait par-dessus ses gants de soie.

Mais le plus intéressant, nous semblait-il, étaient les mariages et les enterrements. La tradition voulait que les mariés ou la famille du défunt donnent aux enfants de cœur une obole. Un enterrement nous rapportait deux francs et les mariages trois francs et parfois plus. Si les mariages étaient rares et disputés, les enterrements étaient très fréquents. Un hospice de vieillard, "le Mouchic", avait été déménagé du Nord et installé sur les Allées à coté de la mairie. Les malheureux pensionnaires qui étaient coupés de leurs proches et de leur milieu de vie habituel, sous alimentés du fait des restrictions, surtout après 1942, rendaient l'âme à tour de rôle. Les enterrements se succédaient. C'était une véritable manne. Paul thésaurisait ces petits revenus dans sa tirelire, moi je dépensais au fur et à mesure. A la fin de cette sinistre période, Paul pu s'acheter son rêve : Un dictionnaire Larousse, témoin de son attachement précoce à la langue française.

Nous avions acquis au fil des mois et des années une véritable complicité avec Raymond, le sacristain. Il arrivait au milieu du repas et s'installait à la fenêtre de la salle à manger, faisait un petit brin de conversation avec maman, puis nous invitait pour une de ses tournées. Les veilles de pèlerinage, il nous emmenait faire la tournée des stations du Calvaire. C'était des petits édifices à l'intérieur desquels se trouvaient des personnages de plâtre, grandeur nature, évoquant les différentes stations du chemin de croix. Une grille les protégeait. Les pèlerins y jetaient parfois des pièces de monnaie en formulant des vœux. Notre rôle était alors de faire le ménage, de ramasser cette monnaie pour le curé et d'en laisser ostensiblement quelques-uns unes pour inciter les pèlerins suivants à en jeter de nouvelles.

Dans le vallon du Luc, il y avait aussi un ensemble de scènes dont les figurines en plâtre illustraient le passage d'Isabelle de Foix à cet endroit. La légende rapportait que sa mule s'y était coincé le sabot dans une pierre sous laquelle on avait trouvé pour la première fois la fameuse statue de la vierge de Verdelais. Juste à coté, se trouvait la non moins fameuse source d'eau miraculeuse qui avait fait la réputation du pèlerinage. Malheureusement celle-ci avait tendance à s'appauvrir. Aussi nous fallait-il régulièrement à la veille des pèlerinages déboucher la canalisation et par temps de sécheresse remplir la citerne qui se trouvait par derrière. Tout cela se faisait avec l'accord tacite du père curé qui ne pouvait se permettre de voir se tarir la source de la réputation de sa basilique et du village.

Les jours de fêtes, il arrivait aussi que Raymond nous invite à sonner les cloches. C'était un exercice merveilleux et périlleux. A l'intérieur du clocher, le bruit était assourdissant. Tout vibrait et la perception du son était physique autant que sonore. Et puis il fallait savoir tirer la corde de la cloche au rythme de celle-ci. Quand elle descendait, il fallait tirer juste assez pour entretenir le mouvement de balancier, mais aussi la lâcher à temps quand elle remontait sous peine de se voir emporté jusqu'au plafond. Monter dans ce clocher était à la fois fascinant et effrayant. Il y avait cinq étages avec des planchers disjoints. Il fallait monter sur des échelles plus ou moins branlantes. La poussière se mêlait aux déjections des nombreux oiseaux qui venaient y trouver refuge. Arrivé à hauteur des cloches, on entrevoyait à travers les volets de bois inclinés le parvis de l’église qui nous semblait bien loin. Si nous arrivions à l’heure de l’angélus, nous voyons la plus petite cloche se mettre en mouvement d’abord lentement, puis plus rapidement jusqu’au premier coup du battant sur la cloche. Alors tout résonnait, vibrait, tandis que nous protégions nos oreilles des deux mains tellement le bruit était assourdissant. Mais Raymond ne nous aurait jamais permis d’y monter quand la grosse cloche devait sonner. Elle était énorme et faisait trembler le clocher. Les vibrations étaient trop fortes et nous auraient fait trop peur.

Finalement l'église, sa sacristie, ses tribunes, son clocher et même le presbitère n'avaient plus guère de secrets pour nous. C'était un monde dont nous connaissions le moindre recoin, où le chuchotement était de rigueur, ce qui n'excluait pas les fou-rires étouffés. Dans les tribunes étaient accrochées aux murs des dizaines et des dizaines d'ex-voto, de béquilles, de cannes et de brouettes abandonnées à l'église par les malades et impotents miraculés. Cela sentait la poussière et les araignées y pullulaient. Tous ces objets qui évoquaient une humanité souffrante éveillaient mon imaginaire et mes fantasmes. Il y avait aussi une figurine en cire, dans une châsse de verre, qui représentait une petite fille que son père avait tuée d'un coup de couteau parce qu'il ne supportait plus de la voir en prière. Le réalisme de ce coup de couteau à la base du cou diaphane de la jeune fille, avec ses trois gouttelettes de sang ne pouvait que fasciner nos yeux d'enfants.

Des "bons pères", le seul que nous craignions était le père curé. Un brave homme plutôt débonnaire mais qui était bien obligé de nous gronder lorsqu'il découvrait nos incartades. Lorsqu'il disait la messe, il avait tendance à nous obliger à bien remplir le calice de vin avant la consécration. Il préférait le vin à l'eau. Il trouvait donc le moyen de tenir avec son doigt la burette de vin abaissée le plus longtemps possible. Un jour où il avait manifestement exagéré, il ne restait plus que quelques gouttes de vin dans la burette ce qui nous paraissait insuffisant, connaissant ses goûts, pour rincer le calice après la communion. Aussi avions nous cru utile, Paul et moi, de nous glisser derrière l'autel et de noyer le peu qui restait de vin avec de l'eau. Malheur de nous, notre curé eut vite fait de s'en apercevoir tant il avait l'œil et la langue exercés. Nous eûmes droit après la messe à un savon de première importance.

Naturellement nous connaissions la cachette où se trouvaient rangées les hosties en réserve. Nous pouvions ainsi en subtiliser quelques-unes unes, avec ce sentiment de culpabilité plus ou moins sacrilège qui rendait le larcin succulent. Cela nous permettait ensuite de "jouer à la messe" à la maison. Nous avions reconstitué avec les moyens du bord, les jouets et les chiffons de récupération, tout le matériel nécessaire et suffisant pour une "messe". Calice, burettes, linges et vêtements sacerdotaux avaient été reconstitués. Nous imitions le latin et les intonations du curé que nous connaissions par cœur sans les comprendre. Paul évidement faisait le curé et je faisais l'enfant de cœur.

Le plus âgé des "bons pères" était le père Besserias. C'était lui aussi un brave homme, un peu voûté, dont le seul défaut à mes yeux était son odeur. Il prisait, en mettant son tabac à la base du pouce et en le reniflant. Du coup il empestait et l'odeur du tabac venait se mélanger à une forte odeur corporelle liée à une hygiène douteuse. On le sentait venir à cinq mètres. Il me demanda un jour, de monter dans sa chambre lui chercher sa fameuse blague à tabac. Il me prévint d'emblée que c'était en désordre, mais qu'il savait où se trouvait chaque chose dont il avait besoin. Effectivement c'était un capharnaüm indescriptible imprégné de l'odeur caractéristique de son propriétaire. Mais la blague était bien là où il me l'avait dit, sous des piles de papier au coin de son bureau. Je trouvais cela formidable de retrouver à coup sur ses affaires quel que soit le désordre.

Le plus jeune était le père Henri. Un jeune vicaire qui s'occupait du patronage. Tous les jeudis, car alors le jour de congé scolaire de la semaine était le jeudi, il nous emmenait avec les enfants du village faire une balade. Il décida une fois de nous faire visiter des grottes qui se trouvaient à mi-hauteur de la côte de Sainte Croix du Mont, par la route de Semens. Nous étions une petite dizaine de gosses en culotte courte. Il nous fit entrer dans une des grottes assez profonde et nous dit d'avancer dans le noir, la sortie étant un peu plus loin. Tout d'un coup, il disparut. Nous nous serrions les uns contre les autres dans un noir absolu, ne voyant déjà plus la lumière de l'entrée, quand nous vîmes briller loin devant nous, deux yeux lumineux au raz du sol. Et, alors que nous avancions à tâtons en nous tenant la main, frissonnants de peur, nous entendîmes soudain un hurlement qui ne pouvait que provenir de la bête qui était devant nous. Notre sang se glaçât et nous nous mimes à courir dans tous les sens pour échapper à la terrible bête qui était capable d'un tel hurlement. Alors le père Henri, qui se tenait à coté de la bête, alluma sa lampe torche et nous montra l'objet de notre terreur. Une casserole percée de deux trous, sous laquelle il avait placé une bougie. Quant au hurlement, ce n'était que le son d'une vieille trompe dans laquelle il avait soufflé. Nous lui en voulûmes longtemps de cette frayeur idiote.

***
Les promenades.

Les promenades étaient les grandes distractions de maman. En général elles avaient pour but de rendre visite à une de ses amies. Malheureusement celles-ci habitaient relativement loin pour la plupart. En l'absence de moyen de locomotion, il nous fallait nous y rendre à pied, parfois cinq à six kilomètres aller et autant au retour. C'était souvent toute une ribambelle d'enfants autour de maman infatigable avec la poussette de Bernard, entourée des plus grands. Les petits, nous avions tendance à traîner par derrière. Au départ, nous courions dans tous les sens, courant dans les vignes ramasser les fruits tombés. Nous nous en régalions et nous avions alors les mains toutes poisseuses.

Mais après quelques kilomètres le train se ralentissait : L'estomac plein et les jambes lourdes, traînant la patte. Thérèse était celle qui essayait de nous entraîner avec son talent de cheftaine. Parfois elle nous faisait chanter : "des kilomètres qui usent et qui usent nos souliers…" c'était interminable. Mais ce que je préférai, c'était quand elle nous racontait des histoires. Alors là, les kilomètres passaient tout à coup sans fatigue. La plus terrible était l'histoire de Marroussia
*. Une petite fille qui allait d'amours malheureuses en aventures effrayantes au milieu de cosaques terribles dans les steppes de l'Ukraine. J'ai bien du la lui faire raconter dix fois, et chaque fois j'avais la larme à l'œil.

Arrivé chez son amie, Maman s'installait pour prendre le thé et nous nous éparpillons dans tous les sens avec les enfants de la maison s'il y en avait. S'il n'y en avait pas, le plus intéressant était de visiter les communs, les étables ou les chais. Autant d'endroits mystérieux dans la demi-pénombre alors que dehors le soleil cognait encore. C'était de grandes parties de cache-cache dans les granges gorgées de foin dans lequel nous nous roulions, dans les étables entre les bœufs endormis qui empestaient le fumier, dans les chais entre les barriques alignées où régnait l'odeur du raisin fermenté dans une sombre fraîcheur. A l'heure du goûter, nous nous retrouvions comme par magie auprès des parents. Nous avions alors droit à quelques gâteaux et parfois, mais rarement, à un fond de verre du vin de la propriété, d'un jaune profond, fruité et sucré.

Les Mauriac étaient devenus de grands amis de Maman depuis 1939. Quand nous allions à Malagar, nous passions parfois par la crête du Calvaire. C'était le plus beau chemin, mais il fallait d'abord monter la côte du calvaire qui était raide avec la poussette de Bernard. Le chemin de crête, le chemin de Calèze, nous menait à la propriété de François Mauriac, avec son allée de cyprès et ses vignes dominant la vallée de la Garonne. De là, la vue était vraiment immense : A gauche, on percevait les dernières maisons de Saint Macaire, puis Langon avec sa flèche et son viaduc aux arches ocre-jaunes, puis le clocher de Saint Maixent et tout à droite celui de Sainte Croix du Mont. Au deuxième plan, on devinait la Garonne, invisible mais décelée par le vert argenté de ses aubiers. Et de l'autre coté du fleuve, le pays des Graves avec ses vignobles du sauternais juste en face. Puis au fond les Landes, sa mer de pins sombres, l'immense forêt odorante et chaude qui barrait l'horizon jusqu'à l'océan invisible. Si on se retournait, à l'Est, ce n'était qu'un paysage de coteaux, de vignes, avec les routes de Semens ou le chemin de Mouchac et plus loin le pays de Benauge


Depuis le début de la guerre, les grands s'y retrouvaient souvent. Jean, Monique, Marie retrouvaient Luce, jean et Claude Mauriac. Il y avait alors d'énormes parties de cache-cache dans les communs et sous les charmilles. Claire, la plus jeune des filles Mauriac, qui m'avait pris un peu sous sa protection, me prenait avec elle pour se cacher. Je trouvais ça formidable, j'avais à peine six ou sept ans et cette protection m'enchantait. Parfois avec Paul nous nous installions chez les domestiques qui nous offraient des fruits ou nous marchions en équilibre sur le mur de pierre grise tavelé de mousse et de lichen jaune et noir qui bordait la grande terrasse de Malagar au-dessus de la vallée.

En 1942 je crois, Maman partit avec Paul rejoindre Papa à Versailles pour les vacances de Pâques. Monsieur et madame Mauriac qui séjournaient alors à Malagar, m'invitèrent à déjeuner le jour de Pâques. Repas très chic avec une domestique qui faisait le service. J'étais un peu paralysé. A gauche de mon assiette, j'avais repéré une espèce de bol rempli d'eau avec des tranches de citron qui me faisait drôlement envie. Je finis par le saisir pour le boire ce qui entrainât le grand éclat de rire rauque de François Mauriac. J'avais fait une gaffe. Ce fut madame Mauriac qui avec délicatesse m'en expliquât l'usage : Le bol n'était qu'un rince doigt à n'utiliser que quand nous aurions finit de manger nos crustacés. J'ignorais vraiment tout du savoir vivre de la grande bourgeoisie. Un sauvage.

Maman se rendait aussi souvent chez les Dufilhots, à la Mouleyre. On y allait à pied en prenant un raccourci qui nous faisait traverser le ruisseau du Luc à hauteur de Lillois. C'était un endroit frais et ombragé avec un petit pont de pierre au-dessus d'une petite cascade qui m'enchantait. Après il fallait remonter vers la Mouleyre à travers les vignes. Le thé se prenait sur la terrasse sous de grands tilleuls sombres et odorants. Là aussi la propriété dominait les vignes, la vallée de la Garonne et la route de Cadillac. Les Dufilhot revenaient à Bordeaux pour l'hiver. Leur fille, Marie-France Coumau avait son mari prisonnier en Allemagne. Maman qui s'entendait bien avec elle, l'invita à passer l'hiver 41-42 à la maison à Verdelais en attendant la libération de son mari. Elle avait un fils qui s'appelait lui aussi Claude avec lequel je ne m'entendais guère.

Au-dessus de la Mouleyre, se tenait le petit château du Grand Peyrot. Petite merveille architecturale d'époque Louis XVI, bien équilibrée, dont la terrasse dominait la Garonne et le Sauternais. Y demeuraient les Salle, qui y venaient dès les beaux jours. La route pour s'y rendre était plus longue. En bas de la route de Semens on tournait à gauche vers Sainte Croix du Mont et à mi-hauteur on coupait par un raccourci à travers vigne. La propriété allait devenir célèbre dans la famille puisque deux Sentilhes épouseraient plus tard deux des filles Salle et que le vin du Grand Peyrot deviendrait un must familial.

Pour aller voir les Sanders, il fallait prendre les bicyclettes. On partait sur la route de Cadillac et à hauteur de Preignac on traversait la Garonne sur un bac. Le passage me paraissait toujours étrange : Au bout du chemin creux sur le fleuve, se trouvait un petit ponton de bois vermoulu. Il fallait héler le passeur qui se trouvait immanquablement de l'autre coté. Il arrivait alors avec sa barque à fond plat qu'il manœuvrait avec une longue perche et qui était maintenue par une longue corde coulissant sur un câble tendu entre les deux rives. Ce câble était nécessaire pour utiliser les courants qui étaient puissants : en orientant bien sa barque sous un certain angle, le passeur n’avait que peu d’effort à faire pour traverser. On chargeait alors les bicyclettes et la traversée se faisait avec lenteur sur ces eaux jaunâtres et boueuses. La barque était alors déportée vers l'aval dans le sens du courant dominant. Mais bien souvent au retour, celle-ci était déportée en sens contraire vers l'amont, car entre temps la marée montante qui remonte bien au-delà, avait renversé le courant.

Plus loin encore et plus pénible car les côtes étaient rudes, se trouvaient les Béhaguel, autre famille nombreuse du Nord, réfugiée sur les vignes de l'Entre-deux-mers. Il fallait monter l'interminable cote de Semens. On passait alors près du château de Benauge dont le seul nom m'effrayait. Paul m'avait raconté que le seigneur du château s'était vengé de sa femme qui l'avait trompé en la plaçant dans un tonneau dont les parois étaient munies de longs clous. Ensuite il avait fait dévaler le tonneau du haut de la colline où se trouvait son château. Lorsqu'on avait ouvert le tonneau au bas de celle-ci, la malheureuse femme avait rendu son âme à Dieu, transpercée de mille coups. Avec les Behaguel, nous faisions de grandes parties de gendarmes et aux voleurs. Nous nous cachions dans les étables ou les écuries qui me paraissaient sombres et mystérieuses et nous courions comme des fous pour échapper aux gendarmes. Il y avait aussi un tennis et un poney, mais je ne me souviens pas y avoir jamais eu droit.

C'était une famille très catholique. Je me rappelle que nous étions arrivées une fois par un ciel d'orage menaçant. Une chaleur suffocante, les éclairs qui de tous cotés zébraient et embrasait le ciel puis les coups de tonnerre qui étaient comme les déchirements de draps gigantesques. Monsieur Béhaguel craignait la grêle et la grêle risquait de saccager ses raisins tout justes à maturité et d'anéantir sa récolte de l'année. C'était son seul gagne pain. Il était parti avec un métayer dans les vignes avec une sorte de canon qui était destiné à exploser dans le nuage menaçant et à le repousser hors des limites de la propriété. Pendant ce temps tout le reste de la famille était à genou dans le salon à réciter un rosaire
* entier pour prier Dieu de faire éclater sa grêle sur la propriété voisine. Je ne me rappelle plus où est tombée la grêle ce jour-là.

***

Les restrictions.

J'avais sept ans quand ce mot fit intrusion dans mon petit univers. Au fur et à mesure que la guerre se poursuivait et que les Allemands s'enlisaient sur le front russe, ils réquisitionnaient tout ce qui leur manquait. Le gouvernement de Vichy instaurait progressivement des tickets de rationnement qui tentaient d'équilibrer la pénurie de manière à peu près égale entre tous les citoyens. A Verdelais, les restrictions étaient bien moins importantes qu'à Paris ou Versailles. S'il n'y avait plus de beurre dans les épiceries, maman semblait toujours capable d'en trouver dans les fermes des environs. Pour le lait, pendant des années nous irons le chercher chez mademoiselle Hamat, sur le chemin creux qui menait à Langon, le soir avant la tombée de la nuit. C'était une course d'une bonne demi-heure à pied que nous faisions Paul et moi, ensemble ou alternativement. J'avais toujours un peu peur des chiens de la ferme qui nous aboyaient dès que nous arrivions et quand j'étais seul il m'arrivait de faire un long détour pour tenter de les éviter. Nous prenions plaisir à arriver avant que la fin de la traite. Je regardais les doigts de la fermière s'enrouler autour du pi de la vache et le lait gicler mousseux dans le seau. J'aimais boire ce lait tout tiède et au goût fort. Parfois quand elle n'était pas trop pressée, elle me laissait traire. Il fallait d'abord arriver à s'asseoir sur le petit tabouret à un pied, j'étais toujours trop loin avec mes petits bras. Eviter la queue de la vache, puis oser attraper le pi tiède et le presser. Je n'en tirais qu'un petit jet de rien du tout qui faisait rire la fermière aux éclats.

Lorsque mademoiselle Hamat se fit arrêter par les Allemands parce qu'elle avait caché des Anglais, nous dûmes changer de ferme. C'était un peu plus près. Mais ma peur des chiens fut remplacée par la peur d'un jar. Celui-ci se trouvait à la tète d'un grand troupeau d'oies qui étaient éparpillées dans toute la ferme et qu'il me fallait traverser pour arriver à l'étable. Ce jar me paraissait énorme. Il était aussi grand que moi. Il se précipitait sur moi en poussant de grands cris aigus dès que j'avais le malheur d'approcher d'une de ses oies. Comme il avait un jour pinçé de son bec le mollet de Paul qui en avait gardé longtemps un beau bleu, je le détestais et faisais mille manœuvres pour l'éviter. Je cachais à l'entrée de la ferme un grand bâton pour le repousser, mais quand je revenais avec le pot de lait rempli à ras bord, ce n'était pas facile de manier ce long bâton sans renverser le lait.

Quand le beurre fut à son tour réquisitionné dans les fermes par les Allemands, ce fut alors Marie-Joseph qui nous approvisionna en se faisant envoyer de temps en temps, de sa famille de Malestroit en Bretagne, des paquets de beurre salé jaune sombre que je trouvais bien meilleur que le beurre fade de chez nous. Mais cela ne durât qu'un temps.

Bientôt ce fut la viande qui vint à manquer. Les étals des bouchers étaient vides. Les abatages clandestins étaient bien sur interdits. Maman se débrouillait alors pour apprendre, sous le sceau du secret et au détour d'une conversation, qu'un fermier allait bientôt abattre une de ses bêtes. Cela se passait toujours le soir ou la nuit et des guetteurs contrôlaient le chemin pour se protéger d'une descente des Allemands. On craignait toujours une dénonciation. Maman partait alors à la tombée de la nuit à bicyclette sur son "grand cheval de bataille" et nous revenait tard dans la nuit quelques heures plus tard triomphante avec dans son cageot, caché sous des piles de linges, un morceau de viande encore tiède.

Il lui était arrivé de se faire arrêter par une patrouille allemande, mais elle se débrouillait avec des histoires et ne se faisait jamais fouiller. Un jour, elle devait aller dans une ferme du coté de La Réole. C'était loin, près de trente kilomètres, puis le retour seule dans une nuit noire. Nous étions restés seuls avec Marie-Joseph. Après le dîner nous reçûmes la visite de Quesalier. Quesalier était un vieux garçon, buraliste fonctionnaire, avec lequel nous allions souvent à la pèche aux goujons, et qui tournait beaucoup autour de Marie-Joseph. Il lui raconta alors que le bruit courrait que les Allemands avait eu vent de l'abattage clandestin et qu'une grande rafle avait été organisée. Marie-Joseph fondit en larme, imaginant aussitôt le pire, l'arrestation de maman et son emprisonnement au Fort du Ha à Bordeaux. Elle se voyait seule dans cette grande maison avec les trois enfants. Quesalier commença par tenter de la consoler puis finit par lui avouer que c'était une énorme blague. Elle fut furieuse. Après nos pleurs nous tentions de rire plus ou moins jaune. Maman revint tard dans la nuit. Quesalier ne remit plus jamais les pieds à la maison.

Il n'y avait plus de pomme de terre. Maman essaya de louer un champ chez mademoiselle Hamat pour y planter des pommes de terre. Le problème était que les plants étaient dévorés avant la récolte par des doryphores. Des saletés de petites bêtes qui me dégouttaient. Il n'y avait pas alors d'insecticide. Il nous fallait aller chaque semaine retirer ces doryphores à la main, les mettre dans un sac et les jeter au feu. Au final la récolte était maigre. Le dernier hiver on remplaça les pommes de terres par des topinambours ou du rutabaga. C'était amer et aqueux. Je les détestais car ils me donnaient la nausée et de vrais haut-le-cœur. Par contre j'adorai les cruchades que Mari-Joseph faisait avec de la farine de maïs. Bien que de notoriété publique le maïs n'était qu'un aliment destiné aux cochons, j'en raffolais. C'était des sortes de galettes d'un beau jaune que l'on recouvrait de confiture. C'était délicieux.

Il n'y avait vraiment qu'une restriction que je trouvais désagréable : le manque de pain. Pendant l'été 1943, tous les enfants restant en France s'étaient retrouvés à Verdelais pour les vacances : Jean, Monique, Marie et Thérèse et les petits, Paul, Claude et enfin Bernard qui venait d'avoir trois ans et que l'on appelait encore "Bidule". Les tickets de pain accordaient aux plus grands, les "J3", des rations de pain plus importantes qu'aux petits. Il avait été décidé que touts les matins le pain serait découpé en part égales. Chacun serait responsable de sa part qui serait identifiées par un petit bâton planté dedans et fendu pour y insérer un carton avec le prénom du propriétaire. Bien entendu, je me révélais incapable de me rationner et dès la fin du déjeuner j'avais fini mon morceau. Il ne restait plus rien pour le goûter, le dîner et le petit déjeuner le lendemain. Il fallait que chacun se dévoue, en pestant, et me donne un petit morceau pour les repas suivants. La plus généreuse était sans conteste Thérèse qui m'apprit peu à peu à maîtriser ma ration.

Les difficultés touchaient aussi le chauffage. Les Allemands raflaient tout le bois de chauffage de la région et bien sur tout le charbon. Maman tentait de chauffer toute la maison avec un grand poêle Godin qui était installé dans la cage d'escalier, dont le tuyau de cheminée montait jusqu'à la verrière au faite de la toiture. Maman achetait de la sciure de bois dans les scieries des environs. Elle devait se consumer lentement à petit feu. Toute la difficulté était de charger la sciure sans trop la tasser et d'y ménager suffisamment d'espaces et de cheminées à l'intérieur pour que l'air y circule assez pour maintenir la combustion. Une fois sur deux tout s'effondrait, le feu s'éteignait et il fallait tout vider et recommencer. Autant dire que le froid régnait dans la maison sauf dans la cuisine où la cuisinière restait allumée toute la journée.

En réalité, je n'ai pas gardé si mauvais souvenir de ces restrictions. Dans notre campagne nous en souffrions moins évidement que dans les villes. Nous savions que Papa à Versailles se débattait pour trouver de quoi nourrir ses parents et qu'il s'en inquiétait, surtout entre 1943 et 44. A Verdelais Maman arrivait manifestement à compenser, les légumes et surtout les fruits ne manquaient pas. Et puis j'étais trop jeune et trop insouciant pour me rendre compte du souci permanent et des efforts que cela représentait.


Il y eut bientôt des tickets pour toutes les denrées importantes. Le sucre était rationné et on s'ingéniait à le remplacer par des plantes plus ou moins sucrées. On faisait des gâteaux avec des haricots ou des féculents plus ou moins douceâtres. Le café était remplacé par de la chicorée. Le chocolat avait disparu. On utilisait en guise de savon une purée de marrons que nous allions chercher au Calvaire. Il n'y avait plus de laine. Maman passait son temps à détricoter de vieux chandails pour récupérer la laine, la laver, et en retricoter de nouveaux en inventant des motifs pour justifier les apports de laine d'une autre couleur. Il n'y avait plus d'essence. On équipa les autocars et les rares voitures capables encore de rouler de gazogène et on accrocha à l'arrière des véhicules de grandes bombonnes de gaz. On inventa un mot pour désigner cet art de remplacer une denrée manquante par une autre : c'était le système "D". D'autres trouvaient plus simple d'acheter en cachette et au prix fort ce qui leur manquait avec force combine auprès de fournisseurs aussi peu scrupuleux. On inventa un autre mot pour cela : le marché noir. Et pour ceux qui faisaient fortune sur ce marché parallèle on les nommait avec mépris des "B.O.F." (Beurre-Œufs- Fromage). Ce fut la suprême injure de ces nouveaux riches.

***
Les vacances.

C'était bien sur la période la plus heureuse. Les grands revenaient à Verdelais et avec eux le temps des grandes ballades. Je n'ai pas de souvenir de pluie pendant les vacances, mais que du soleil. Dans ma tète la chaleur était permanente, immuable et bienfaisante. Elle conditionnait tous nos gestes. Dès que les persiennes étaient fermées, la maison était dans une demi-pénombre fraîche qui contrastait avec l'éblouissement de la lumière crue de l'extérieur. Maman nous disait souvent que le meilleur dans le soleil, c'était son ombre.

Par ces chaleurs la meilleure distraction était la baignade. Il n'y avait évidemment pas de piscine. Parfois nous trouvions dans quelques propriétés des réservoirs d'eau comme celui qui se trouvait chez monsieur Campana ou chez les De Vater. Maman ne permettait que rarement de s'y baigner, l'eau y était croupissante, souvent verdâtre. Son seul intérêt en était la fraîcheur relative. Parfois nous allions nous baigner au Luc. Il y avait un petit barrage avec une retenue d'eau suffisante pour y patauger. Nous y allions avec Quesalier, le buraliste qui n’avait plus droit de cité à la maison. Depuis sa mauvaise plaisanterie. Il aimait y aller pécher quelques goujons. L'eau y était plus propre mais fraiche.

Quand les grands étaient là, ces petites baignades ne suffisaient pas. On allait alors à la Garonne. Parfois à pied à Saint Maixant, c'était le plus près, parfois à bicyclette plus loin vers Sainte Croix du Mont. Il n'y avait pas de plage, que des galets et surtout de la vase. Le courant y était puissant avec des tourbillons et les noyades n'étaient pas rares. Les grands qui savaient nager pouvaient se hasarder au milieu du fleuve mais après il leur fallait remonter le courant. Parfois nous arrivions au moment de la renverse du courant quand la marée remontait jusqu'à Langon. Ils en profitaient pour faire la traversées et vite en revenir, très fiers de leur exploit. Quant à nous, nous pataugions et tentions de plonger en sautant des épis, ces pieux en lignes qui étaient sensés protéger les berges. Il y avait une sorte d’écho et nos cris résonnaient avec une intensité que j’ai encore dans les oreilles. Le retour dans la soirée, la fraîcheur retrouvée, la fatigue dans les jambes, se faisait dans le recueillement.

A la fin de la guerre, la baignade fut un temps interdite. On accusait la Garonne de propager la poliomyélite dont on connu en 45 une poussée épidémique. Cela ne dura pas bien longtemps tant le plaisir était grand.

Nos bicyclettes étaient notre moyen de locomotion privilégié. Les années avaient passées. J’avais maintenant un vrai vélo, à ma taille donc petit mais avec roue libre et freins efficaces. Tous les vélos étaient suspendus dans le couloir d’entrée, au pied de l’escalier. Papa y avait fait installer une barre de fer avec des crochets mobiles sur lesquels nous devions suspendre nos bicyclettes. Evidement j’avais les bras trop courts et il me fallait toujours demander de l’aide à mes ainés qui se faisaient un malin plaisir de m’envoyer balader.

Papa, quand il était là, adorait emmener sa petite troupe visiter le pays. Six ou sept bicyclettes se suivaient. Maman restait à la maison garder Bernard. Les côtes se montaient généralement à pied. Il n'y avait pas de dérailleur à cette époque. Papa estimait qu’il fallait nous instruire. Tantôt c'était les églises romanes sur la route de La Réole, tantôt les châteaux plus ou moins en ruine qui pullulaient alentours. Du coté du Sauternais, on allait au château de Fargues ou plus loin à celui de Villandraut, le château du Pape Clément, le plus impressionnant. On traversait alors les l'orée des Landes, mystérieuse avec ses grands pins et son odeur de résine et de fougères. A Villandraut, il fallait demander la clef dans une maison mitoyenne. Ensuite on pouvait escalader en toute liberté, les escaliers, les tours à moitié en ruines, les murailles et les créneaux où on s'imaginait jetant de l'huile bouillante sur d'imaginaires assaillants. Je me suis toujours demandé ce qu’était venu faire un pape dans ce bled perdu à l’orée des Landes.

Quelquefois papa nous arrêtait dans un de ces châteaux producteurs de Sauternes. Avec quelques compliments papa finissait par obtenir du régisseur la visite de ses chais. A l'époque, les régisseurs étaient fiers de leur travail et l'exposaient sans esprit mercantile. Le brave homme allait d'abord chercher ses grandes clefs, puis nous entrouvrait le portail immanquablement peint en rouge-bordeaux recouvert de traînées bleues céruléum des derniers sulfatages. Nous pénétrions à la queue leu leu sur un sol de terre battue dans la pénombre faiblement éclairée de quelques rares ampoules nues. La fraîcheur et l'odeur du raisin écrasé et du vin confiné nous saisissaient. Nous nous parlions à voie basse comme dans une église et avec le même respect, tandis que le régisseur expliquait doctement à papa le rôle de la "noble pourriture", celui des tanins et les différences entre les récoltes des années passées. Les explications nous semblaient longues, mais il y avait toujours l’accent qui en faisait la musique. Et puis nous étions au frais.

Cela se terminait invariablement par une petite dégustation. A l'aide de sa pipette, il prélevait au dos d'une barrique un peu du précieux liquide jaune ambré, le versait dans une timbale soigneusement rincée et le faisait déguster à papa.. La timbale se repassait ensuite entre les frères et sœurs qui y trempaient religieusement les lèvres à tour de rôle. Cela ne dépassait jamais plus de quelques gouttes. Quelque fois on avait droit à plusieurs barriques pour comparer les années. Je ne voyais pas la différence. Après quelques politesses et remerciements, nous nous retrouvions en plein soleil, sous le cagnard, vacillants sur nos bicyclettes entre les vignes de la propriété.

J’ai le souvenir d’une virée que nous avions faite avec papa. Au château de Malromé. C’était en 1945, son dernier été. Malromé était un beau château, bien conservé avec ses tourelles. Là où était mort le peintre Toulouse-Lautrec. L’été avait été resplendissant de soleil et de chaleur. Les vendanges étaient tout juste engrangées. Nous avions visité les chais. Et le régisseur avait fait gouter à papa le « vin doux » sortant du pressoir. Il y avait trempé une espèce de thermomètre et avait annoncé fier comme Artaban, « Voyez vous monsieur, nous avons cette année 17 degrés de sucre ! Ce sera le vin du siècle !» Effectivement ce fut une des plus grandes années du Bordelais.

L’été, nous nous gavions de fruits. C’était un bonheur. Les parents nous y encourageaient, pensant avec raison que cela ne pouvait qu’être bon pour notre santé. Il y en avait toujours des plateaux entiers et parfois sur plusieurs étages sur la desserte bleue pale qui se trouvait derrière la porte de la salle à manger. Le repas finissait invariablement par des fruits, deux, trois, quatre. Maman n’était pas la dernière à se régaler. Quant à Papa, il m’étonnait car il était capable de mettre en entier une pèche énorme dans sa bouche, alors que je n’étais capable, petit que j’étais, que de mordre de minces bouchées avec le jus qui me coulait sur le menton. Parfois pendant le repas, les volets s’écartaient et nous voyons apparaitre la figure épanouie de la fermière qui venait proposer à maman un cageot entier de fruits. Elle ne pouvait pas manger de pèches rouges car « ça lui faisait monter les sangs ! » Maman achetait toujours. « C’est bon pour les enfants ».

Dès qu’on partait en promenade, nous courions dans les vignes qui abritaient des pêchers. Nous connaissions tous les pêchers et les pruniers qui étaient à portée de main : Ah, ces pèches de vignes à la chair rouge et un peu acidulée. Et ces reines-claudes trop mures, gorgées de sucre et de soleil qui éclataient de jus sous nos dents. Et dès le 15 aout, maman nous emmenaient sur la route du Pian, sure d’y trouver en haut de la cote, le premier pied de chasselas bien mur. Nous ne devions cueillir que le raisin non sulfaté, car maman craignait que le sulfate ne nous donne la colique. En réalité on s’en fichait et nous n’avons jamais été malades.

Maman faisait ses confitures. Elle achetait des cageots de fruits trop murs et chacune de ses amies avait son secret pour faire des confitures sans sucre. On faisait un grand feu dans l’angle de la cour de la maison en bas de l’escalier sur lequel on plaçait une énorme bassine de cuivre dont l’extérieur était tout noir. Pendant toute la cuisson qui durait longtemps, il fallait tourner la confiture pour qu’elle n’attache pas. Pour ne pas se bruler, nous montions sur les marches de l’escalier pour la « touiller » avec un long bâton. Il faisait chaud et nous sentions la fumée. Quand la confiture avait été mise en bocaux, les enfants avaient le droit de gratter et lécher ce qui restait sur les bords du chaudron. Nous avions les doigts et les joues poisseuses et il fallait ensuite aller se laver à la pompe.

***
Les Allées de Verdelais.

Verdelais, c'était aussi tout un monde où on parlait avec l'accent. Cet accent du sud-ouest si différent de celui de la Provence, moins chantant, où on prononce toutes les syllabes, et surtout les dernières. Et quand nous revenions de Versailles, on nous accusait de parler pointu. Les paysans continuaient à parler le patois, et quand ils parlaient le français ils l'émaillaient de mots de leur cru. Les clous s'appelaient des "pointes", l'office de la cuisine la "souillarde", les billes des "berles", les pantoufles des "feutres", et nous les garçons nous étions des "drôles". Le paysan entourait sa bedaine d'une grande bande de toile qui faisait plusieurs fois le tour de sa taille. Et les femmes étaient invariablement vêtues de noir et coiffées d'un chapeau de paille noire inamovible. Dans la maison on était chaussé de feutres, mais pour aller à l'étable ou au poulailler on prenait ses sabots par-dessus. Beaucoup de petites fermes avaient encore des sols de terre battue, le carrelage ne fit son apparition qu'après guerre. Pour la majorité, ni voiture ni tracteur. La paire de bœufs était une nécessité et le cheval l'exception. La lente démarche des bœufs, recouverts de leurs draps anti mouches, imposait son rythme lent au fil de la journée comme aux habitants. Nous étions à mille lieux de la ville.

Notre petit monde, c’était les Allées, la place unique du village. Bordée de chaque coté de grands tilleuls et débouchant sur le parvis de la Basilique. Face à la maison se trouvait la pompe qui était notre seule source d’approvisionnement en eau potable et pour nous laver. Tous les jours nous avions la corvée d’eau. Nous remplissions chacun plusieurs brocs que nous déposions remplis sur les premières marches de l'escalier. Cette pompe avait été édifiée à l’aide d’une souscription à laquelle avait participé un de nos grands oncle « Lac de Bosredon ». Son nom était inscrit en toutes lettres sur une plaque de bronze au dos de la pompe. Cela nous remplissait de fierté. Les Allemands, à leur arrivée, avait fait analyser l’eau et l’avaient trouvée impropre à la consommation. Pendant quelques jours nous avons du aller chercher notre eau à boire au bout des allées, dans la descente vers Mr Poutaille. Cela ne durât pas. C’était trop loin. Et comme le disait maman, si elle était si mauvaise, il y a belle lurette que nous serions malades. C’était la preuve irréfutable que cette eau était parfaitement potable et que les Allemands étaient des poules mouillées.

Juste à coté de chez nous habitait le père Géraud. C’était un bon gros vivant que nous voyions dés le petit matin, assis sur une chaise sur le trottoir prenant son petit déjeuner : un quignon de pain frotté à l’ail et un verre de vin rouge. Il tenait boutique de bourrelier et arrondissait ses fins de mois en refaisant matelas et sommiers. Comme bourrelier il vendait tout le nécessaire au harnachement des bêtes de trait locales : les bœufs et accessoirement les chevaux. Entre deux clients, il cardait la laine des vieux matelas pour en refaire des neufs. Il avait pour cela une machine à carder manuelle qu’il installait sur le trottoir avec d’un coté la vieille laine raplapla, tassée et enchevêtrée et de l’autre la laine cardée de neuf, gonflée comme des œufs en neige. Ensuite il la plaçait sur une toile à matelas neuve, tendue sur un grand cadre de bois et avec une grande aiguille il faisait des points transversaux qui étaient destinés à maintenir la laine. J’avais le droit de lui carder la laine, c’était sans danger, et pour les sommiers il m’apprenait à tendre les ressorts en entrelaçant des ficelles que l’on fixait sur chaque ressort par des neufs compliqués. J’étais ravi de cet apprentissage que je préférai de loin aux sempiternels devoirs qui m’attendaient à la maison. D’autant qu’il avait toujours mille et mille histoires à me raconter. Il aimait bien les enfants. Quand nous le retrouvions dans son champ de pomme de terres, au dessus de notre jardin, il nous disait invariablement en les ramassant : « Dieu que la terre est basse ! » Ce qui déclenchait notre hilarité.

Quelle ne fut pas notre stupeur quand nous apprîmes son arrestation en 1944 par les Allemands. Sans doute sur dénonciation. C’est alors que nous découvrîmes que depuis plusieurs années, ce brave homme tranquille faisait passer la ligne de démarcation à des dizaines de gens fuyant le régime de Vichy, et notamment des juifs. Nous ne le revîmes qu’après la Libération. Il avait été interné au fort de Hâ, à Bordeaux. Il n’avait plus que la peau sur les os. Ses pantalons flottaient autour de lui. Il avait maintenant un diabète et avait perdu sa joie de vivre. Il devait mourir quelques années plus tard.

De l’autre coté de la maison se trouvait le café « le Cercle » qui était tenu par madame Ripaille. Il y avait aussi le café des Pèlerins où nous retrouvions le buraliste, Quessalier, avec qui nous allions à la pèche. En face nous avions la Poste qui fut un temps installée au bout des Allées. De temps à autre, la postière traversait les Allées pour nous annoncer un télégramme. C’était en général papa qui nous envoyait des nouvelles souvent tristes, comme le décès de sa mère en juin 44.

Un peu plus loin sur notre trottoir, il y avait l’hôtel Saint Pierre, tenu par le père Décritau qui était aussi pâtissier. C’est lui qui avait la responsabilité d’élaborer le gâteau du 15 aout pour la fête de maman. Invariablement un Saint Honoré plein de crème fouettée que nous allions chercher chez lui à la fin du repas, juste avant le dessert. Il avait bien connu le peintre Toulouse-Lautrec qui venait régulièrement prendre son absinthe chez lui après la messe. Il se souvenait qu’il n’arrêtait pas de crayonner sur les nappes qu’il fallait jeter après. Il ignorait alors la notoriété de ce barbouilleur et que le moindre de ces dessins valait des ponts d’or. Le plus extraordinaire fut que quelques temps après la mort du père Décritau vers 1950, son fils entrepris de repeindre la salle de restaurant. Sur le dos d’un des buffets fut retrouvé un dessin original de Toulouse-Lautrec. Il fut expertisé et se retrouve maintenant au musée de Bordeaux.

Un peu plus loin se trouvait l’épicerie tenue par le père Deligne, celui qui tuait le cochon. Il me fascinait car il avait une tremblote de la main gauche, sans doute un Parkinson. En face il y avait le boucher Hugon qui n’avait plus grand-chose à accrocher dans sa boutique car toute la viande était confisquée par les Allemands. Et un peu plus près la mercerie de madame Pouydebat.

Enfin au bout des Allées se trouvait le maréchal ferrant, Mr Miramont. C’était notre spectacle préféré : Le père Lavigne avec ses moustaches et sa forge où il faisait rougir au feu les fers avant de les marteler pour leur donner la forme voulue. Il l’appliquait alors tout brulant sur le sabot des chevaux. Cela grésillait, ça fumait et ça sentait la corne brulée. Ensuite il enfonçait des clous dans ces sabots, des clous qui nous paraissaient immenses et qui pourtant ne semblaient pas faire souffrir les chevaux ainsi ferrés. Pour ferrer les bœufs, il fallait d’abord les faires entrer dans une espèce de cage en bois. Ce n’était pas facile car ils sentaient bien que cela n’allait pas être une partie de plaisir. Il fallait le tirer et le pousser en criant des « Bé, Bé assit, Bé ! ». On lui passait ensuite de grandes sangles sous le ventre et on le soulevait, mugissant, avec un immense tourniquet. Seulement alors, le père Miramont se risquait à lui prendre la patte, lui retirait son vieux sabot et lui en replaçait un autre encore rouge sorti de la forge. J’ai encore dans le nez cette odeur de corne brulée qui emplissait la forge. J’ai longtemps rêvé de devenir maréchal ferrant.

Enfin, entre tous ces magasins, se trouvaient les multiples boutiques de chapelets, médailles plus ou moins miraculeuses, statuettes, cartes postales et autres souvenirs de « N.D.de Verdelais ». Tous plus hideux les uns que les autres, mais qui faisait marcher le petit commerce des allées. Il y en avait une bonne dizaine, tenues par de petites vieilles qui nous interdisaient de toucher à ces verroteries. Moi j’étais fasciné par de petites vierges inclues dans une boule de verre. Quand on les reversait, des flocons de neige lui retombaient gracieusement dessus.

Toutes ces boutiques n’ouvraient que les dimanches et jours de fêtes ou les jours de pèlerinage. Quand affluaient les pèlerins des villes et villages des environs. Il en venait de toute l’Aquitaine. Pour le 8 septembre, qui était la fête de Verdelais, les autocars étaient si nombreux qu’ils stationnaient sur le bord de la route jusqu’à la Nauze. Les pèlerins étaient partout. Cela saucissonnait avec un coup de rouge, sur les bancs des Allées, ou mieux au Luc, dans le vallon où les pères avaient installé des bans et des tables à cet effet. Les femmes et les enfants suivaient les offices, interminables, tandis que les hommes envahissaient les terrasses des cafés. On entendait par les portes ouvertes de la Basilique, à cause de la chaleur, les hymnes, les orgues et les chants qui s’envolaient par bribes vers les Allées. Dès que la procession sortait, avec ses cohortes d’enfants de chœur, de séminaristes, de bonnes sœurs et de prêtres dans leurs plus beaux ornements, les hommes quittaient précipitamment les cafés, se rassemblaient respectueusement sur leur passage et rejoignaient leurs femmes et leur progéniture. La procession partait alors pour le Parc des Pères et revenait une heure plus tard sous le soleil accablant. Après quoi l’office était vite fini. Et chacun se retrouvait à se désaltérer aux mêmes terrasses, ou pour les plus démunis autour de la pompe en quête d’un peu d’eau fraiche.

Le 8 septembre, c’était aussi la fête du village, du moins une fois que les Allemands furent partis. Dès septembre 44, une fête foraine envahit les Allées, avec manèges de chevaux de bois et cabanes de tir à la carabine, marchands de colifichets ou de friandises et autre joyeusetés. Ah le souvenir de la barbe à papa toute poisseuse et sucraillée. Le soir à l’extrémité des Allées se tenait le bal. Entouré de barrières sur un rectangle de ciment. Une estrade permettait aux musiciens de se tenir au dessus de la mêlée. Nous avions le droit d’y assister jusqu’à 10 heures, mais longtemps après, dans notre lit, nous écoutions cette musique où l’accordéon était roi.

Le lendemain, tandis que les baraques et les manèges se démontaient, que les balayeurs nettoyaient les papiers gras et touts les débris de la fête, nous errions nostalgiques sur nos Allées. Cela sentait la fin des vacances. Nous allions partir pour Versailles. La rentrée des classes était alors fixée au 1er octobre
*. Il restait encore quelques jours pour aller aux vendanges. Les matinées devenaient brumeuses. Il fallait couper les grappes et les mettre dans des paniers de bois rectangulaires. Des hommes venaient ramasser nos paniers et les vider dans les semi-barriques au bout de la rège de vigne. Le soir tout le monde revenait les reins engourdis vers les chais où se trouvait le pressoir. C’était un peu la fête. Avant de mettre sous presse le raisin, les hommes le foulaient au pied après avoir retroussé leur pantalon. Chacun riait et s’apostrophait. Parfois on nous autorisait à nous déchausser et à participer au foulage. Les vapeurs du vin doux nous montaient vite à la tète. Les jeunes filles y montaient aussi, retroussant leurs jupes sous les lazzis des hommes qui étaient maintenant éméchés. On nous envoyait alors se coucher.

***
La libération.

En 1944, chacun attendait le débarquement des Alliés. Ce devait être le signal de la délivrance. On écoutait la TSF en baissant le son pour ne pas être dénoncé. Après le signal "Les Français parlent aux Français" on écoutait religieusement les messages qui me paraissaient tous aussi hurluberlus les uns que les autres. Chacun était persuadé connaitre "LE" message l'annonçant. Mais les jours passaient et on ne voyait rien venir. Les Allemands devenaient plus nerveux. On parlait d'arrestations, la pharmacienne qui aurait hébergé des Anglais parachutés, monsieur Géraud, qui avait disparu et qui était soupçonné d'avoir fait passer la ligne de démarcation à des réfugiés. On craignait les dénonciations. On annonçait la formation de groupes de FFI
[*] tout nouveaux dans la région.

Puis le six juin, la nouvelle se répandit comme une trainée de poudre dans Verdelais qu'"ILS" avaient débarqué. Où ? En Normandie. Mais encore ? On ne sait pas. Les Allemands, eux, sont toujours là. Le temps passe. On essaie de suivre à la radio la progression des Alliés en Normandie avec des informations contradictoires. A Verdelais, la Résistance montre son nez. Il y aurait eu une embuscade des FFI du coté de Malromé qui aurait causé quelques pertes aux Boches. Puis on apprend que ces derniers commencent à se regrouper, ils quitteraient Langon. Enfin, un beau matin nous les voyons stupéfaits, déménager et partir dans leurs camions vert-de-gris sans dire adieu. Le dernier camion venait à peine de quitter les Allées vers La Nauze, qu'arrivaient sur leur trousses, par la route de Saint Macaire, les premiers FFI dans de vieilles Citroën, klaxonnant et brandissant de vieux fusils et des drapeaux frappés de la Croix de Lorraine. Très vite nous vîmes une foule agitée se rassembler sur les Allées autour de la Mairie. Nous regardions tout cela de notre balcon sans trop comprendre qui faisait quoi.

C'est alors que j'ai vu arriver un camion avec quelques personnes entassées dedans, entourées d'homme en armes, bientôt huées par la foule. Elles furent vite entrainées sous le porche de la Mairie pour en ressortir une demi-heure plus tard. C'est alors que je reconnu madame Sicre, une amie de Maman que nous connaissions bien et qui avait une propriété sur la côte de Sainte Croix du Mont. La malheureuse avait été tondue, étaient en larme et tout le monde se moquait d'elle. J'étais bouleversé. Pourquoi cette hargne et cette haine pour cette femme plus toute jeune et que nous avions connue si aimable ? Pourquoi cette vilaine chose un jour qui aurait du être un jour de fête ? Ce n'est que beaucoup plus tard que je compris qu'elle avait été accusé de "collaboration" car elle avait vendu le vin de sa propriété aux Allemands. Ce ne sera que beaucoup plus tard encore que je compris qu'elle avait été victime d'une dénonciation anonyme et qu'avec quelques autres elle avait payé pour une justice expéditive et haineuse. Cette vision des ces femmes tondues me poursuivit durant des années à travers maints cauchemars. Je ne garde pas un bon souvenir de cette Libération.

Cet été fut mouvementé. Le pays était désorganisé. A Langon, monsieur Bibens
[†], le boulanger chez qui travaillait Jean, avait été lui aussi arrêté puisqu'il avait vendu lui aussi du pain à la Kommandantur. C'est Jean qui faisait tourner la boutique. Papa réussi à venir en Aout à Verdelais. Nous réprimes les balades à vélo et le rythme des grandes vacances. Jacques et Louis étaient toujours à Constantine. Le 15 Aout nous apprîmes la libération de Paris. La progression des Alliés vers L'Est. Les parents décidèrent que toute la famille reviendrait à Versailles à l'automne.

Le retour.

En septembre 1944, j’avais neuf ans, la guerre était finie pour nous, puisque les Allemands étaient partis. Qu’elle se poursuive encore à l’Est, en Belgique, en Allemagne ou dans le reste du monde, me paraissait bien trop éloigné pour me préoccuper. Il nous fallait rentrer à Versailles après cinq années d’exil verdelaisien. C’était l’adieu à cinq années d’enfance et à cinq années de folle liberté.

Pour Maman, dans l’immédiat, il fallait organiser ce retour qui ne s’annonçait pas simple. Papa était rentré à Versailles avec les grands depuis la fin Aout. Lui restaient les petits : Bernard, Claude, Paul et Thérèse et Marie-Josèphe. Nous avions à trimballer toutes nos affaires accumulées depuis si longtemps, plus la nourriture pour un voyage qui s’annonçait très long, sans compter l‘inévitable pot de chambre. Il faut imaginer les sacs à dos, les paquets, les valises et la ribambelle d’enfants : Bernard avait tout juste quatre ans.

Les ponts étaient coupés, notamment sur la Loire et les lignes de chemin de fer totalement désorganisées. La ligne par Bordeaux était bloquée. Nous sommes donc partis de Langon pour Toulouse où nous avons passé une première nuit chez les Salesse. Puis nous avons pris le train pour Paris. A peine parti, le train s’est arrêté à Montauban. Nouvel arrêt, pas de train avant le lendemain. Pas d’hébergement possible. Heureusement il faisait encore beau. Nous avons piqueniqué et dormi sur la place de la gare, au milieu d’autres voyageurs tout aussi désemparés. Le lendemain le train était archi comble. Maman a tout de même réussi à nous caser, puis le train parti, à nous réunir dans le même compartiment en faisant des échanges avec d’autres voyageurs.

Le voyage était interminable. Le train s’arrêtait partout, parfois en rase campagne. Les couloirs et même les toilettes étaient occupés par des gens harassés qui y dormaient. Je me souviens qu’il me fallut faire pipi. Urgence ! Maman parvint à me conduire au bout du couloir. Et comme les toilettes étaient inaccessibles, elle me tint par les jambes par la porte du train ouverte, elle-même retenue par un autre voyageur compatissant. Je commençais à peine à me soulager, quand un train survint en sens contraire dans un vacarme assourdissant. Cela me coupa toute envie et à la déception de Maman, il fallut me remonter dans le couloir avec la certitude qu’il faudrait recommencer quelque temps plus tard.

Arrivé au bord de la Loire, le train s’arrêta définitivement en gare des Aubrays. Le pont sur la Loire était détruit. On ne pouvait traverser qu’à pied sur un pont provisoire de planches posées sur des bateaux. Nouveau débarquement de la tribu Sentilhes et déplacement en fille indienne sur ce pont au ras de l’eau dans la faible lumière du crépuscule, Paul était en tète et Maman fermait la file suivie de Marie-Josèphe. Ensuite il fallut reconquérir des places dans le nouveau train. Nous n’arrivâmes à la gare d’Austerlitz qu'à la nuit tombée. Il fallut encore prendre le métro puis le train de banlieue. Papa nous attendait rue Saint Louis, se rongeant d’impatience et d’inquiétude. Nous étions anéantis de fatigue. Trois jours de voyage, l’aventure était terminée, les grandes vacances étaient finies, la vie normale allait reprendre. Une autre vie.



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Notes :

* Bidule : objet quelconque, un machin dans le langage des adolescents de l'époque.

** Secours National : Organisme créé par le maréchal Pétain pour venir en aide aux familles de plus en plus nombreuses à se retrouver dans des difficultés insurmontables du fait des restrictions alimentaires et de l'absence des hommes.

*** Claude Deligne devint un des grands cuisiniers français, trois étoiles, et finit sa carrière chez Taillevent à Paris, Claude Ripaille devint un ingénieur agronome et passa une partie de sa carrière en Afrique.

* Les "illustrés" étaient alors les ancêtres des actuelles bandes dessinées, mais avec un texte imprimé sous chaque image.

* "Maroussia", J.P.Stable, Bibliothèque Verte.

* Rosaire : immense chapelet comprenant quinze dizaines d'Ave précédés chacunes d'un Pater. C'était interminable et surtout trop répétitif pour ne pas être lassant.
* les vacances scolaires d’été, dites les « grandes vacances » , duraient du 14 Juillet au 1er Octobre.
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